Il existe en Russie comme partout ailleurs ce que l’on appelle la micro-édition, de ce genre de structures qui, lorsqu’elles sont sérieuses, ont pour ambition de publier des ouvrages solides, intéressants, mais dont les gros éditeurs ne veulent pas du fait d’une rentabilité trop faible. C’est le cas de Krot – La Taupe – qui, dans la ville de Lipetsk, édite depuis maintenant 2001 divers ouvrages, essentiellement des brochures, essais et recueils d’articles, mais aussi quelques textes littéraires d’auteurs considérés comme peu commerciaux, russe (Vladimir Pokrovski), mais aussi anglo-saxons (James Tiptree junior, Raphael Lafferty, Paul Di Filippo et même Philip K. Dick!). Un éditeur audacieux, donc, et qui malgré de tous petits tirages parvient à produire des ouvrages de qualité qui lui ont déjà valu plusieurs prix.
Il était donc temps pour nous de poser quelques questions à son fondateur, Sergueï Sobolev. Celui-ci a bien voulu y répondre, non sans militantisme en faveur d’une littérature de qualité.
NB : nous profitons de cet entretien pour signaler que les éditions Krot préparent un recueil en deux volumes des nouvelles de Vladimir Pokrovski, Voler à travers le soleil (Полёт сквозь Солнце), actuellement en souscription.
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Entretien avec Sergueï Sobolev
D’où vous vient cette passion pour les littératures de l’imaginaire ?
Durant mon enfance, avant même d’apprendre à lire, j’ai vu deux livres avec des illustrations fantastiques cosmiques. Je me suis pris à détailler ces peintures. Pourtant maintenant, je ne peux même pas me rappeler de quoi il s’agissait.
Parlez-nous de votre maison d’édition. Comment a-t-elle été créée ? Quels auteurs préférez-vous publier ?
Krot [La Taupe, en russe – NdT] n’est pas une maison d’édition, c’est juste quelque chose d’inscrit entre le titre du livre et le lieu, la date de publication et le nombre de pages dans le livre.
Pendant les dix premières années, j’ai privilégié les ouvrages critiques et bibliographiques sur le fantastique, car ce genre de littérature allait toujours très mal. Avant la Révolution de 1917, il n’y eut peut-être que deux monographies en russe sur ce genre, dont une est la traduction d’un ouvrage du Polonais Świętochowski sur les utopies du monde antique à Edward Bellamy.
Passé 1918, tant que l’on pouvait respirer et que l’État autorisait l’initiative privée dans le domaine de l’édition, on publié abondamment le fantastique national, ainsi que des traductions, et donc paraissaient périodiquement des livres concernant notre genre préféré: des brochures de Evguéni Zamiatine sur l’œuvre de Herbert Wells, des recherches de Vladimir Sviatlovski concernant le roman utopique russe…
Puis des temps sévères arrivèrent et le fantastique se retrouva juste à la marge des études sur la construction des fusées – quelques livres de Nikolai Rynine sur les méthodes de vol dans l’espace, citant des exemples tirés de la littérature fantastique et faisant en ingénieur méticuleux l’analyse des erreurs des écrivains –, ou alors dans des recherches spécialisées sur l’œuvre d’auteurs précis.
Au milieu des années 50, Klim Vorochilov, premier officier de l’Armée Rouge, va-t-en-guerre, destitué à la suite de la chute du régime de Staline, fut mis en retraite et chargé de s’occuper d’affaires culturelles. Sur ses vieux jours, il s’est souvenu que lorsqu’il était petit, il aimait lire Jules Verne. Et voilà qu’ainsi, en URSS, on a ouvert en grand la porte à toutes les critiques portant sur cet écrivain.
Dans les années 60-70, l’étude des littératures du fantastique fut représentée par les travaux de Liapounov, Brandis et Dmitriev, ainsi que Britikov, Gourevitch, Ourban, Parnov, Revitch, Khanioutine, Smelkov… Et de nos jours encore paraissent des critiques de V. Gakov et V. Gopman. Dans les années 80 parurent les œuvres académiques de Neiolov et Tchernychiova, ainsi que les recherches populaires de Kagarlitski, Bougrov, Ossipov.
Au début des années 90, déjà en Russie post-communiste, furent édités des recueils d’études du fantastique écrits par Arbitman [qui signait aussi R. S. Kats] ou Peresleguine ; on publia aussi trois encyclopédies – l’une d’elle, considérable, est pour moitié une reproduction de celle de Peter Nicholls et John Clute ; les deux autres, épouvantables, sont compilatoires et superficielles.
Et depuis 1996, le silence s’est établi.
En Russie, dans le domaine de la publication d’études sur le fantastique, s’est installé un silence complet et infini. Nous, fans, nous communiquons, nous savons toujours d’avance ce qui va sortir, et où ; quels livres sont sous presse, etc. Nous savons même ce que certains auteurs vont écrire, pour quelle collection, et quel éditeur… Mais pour l’étude du fantastique, c’est zéro. Soit ce n’est pas intéressant, soit c’est dispensable, soit les éditeurs n’en commandent pas – je ne sais pas. Les journaux et revues sont demandeurs de courtes critiques, mais si celles-ci font 20 pages, elles sont refusées.
C’est comme ça que l’étude du fantastique est tombée dans l’oubli. Alors j’ai décidé de recueillir des critiques de-ci, de-là, et d’en faire une brochure, puis une autre, une troisième… J’ai rencontré quelques étudiants, des doctorants qui avaient fait leurs travaux de fin d’études sur le fantastique, j’ai même trouvé une thèse concernant l’oeuvre des Strougatski… J’étais bien curieux de lire tout cela, car je ne suis pas philologue, je n’imaginais pas qu’on puisse écrire 80 pages de circonlocutions sur un livre.
Et voilà : j’ai édité quelques livres, j’ai profité de cette occasion pour publier ma propre brochure, enfin il me semble que Vladimir Larionov et moi avons produit un très bon album d’interviews d’auteurs du fantastique russe contemporains. Larionov est fan depuis l’époque soviétique. Il vit à Sosnovy Bor, où se trouve la centrale nucléaire qui alimente Saint-Pétersbourg et sa région. Pendant des années il a interviewé des auteurs, les a pris en photo pour des journaux et revues, a rassemblé des dédicaces en souvenir. Ainsi nous avons rassemblé tous ces entretiens, accompagnés de 5 à 10 photos chacun, des dédicaces, et fait imprimer un livre de la taille d’un album.
Ce livre s’est retrouvé finaliste du prix ABS (le prix des Strougatski) ce qui nous a fait grand plaisir. Puis je me suis fait la main pour produire des ouvrages à couverture rigide, ce qui m’a du coup donné la possibilité d’éditer aussi des textes littéraires. Pour ce qui concerne le principe présidant au choix des livres, il est toujours le même, qu’il s’agisse d’une fiction ou d’une étude : il faut publier ce que l’on aime soi-même.
Pourriez-vous caractériser en quelques mots les littératures de l’imaginaire russe actuel ?
Le fantastique russe actuel est en plein désarroi. D’une part ceux qui pouvaient écrire des œuvres de ce genre, dans la tradition de la SF ou de la Fantasy – comme le disait John Cawelti, des « formula stories » –, ces gens ont commencé à produire des livres trop « formula », donc stéréotypés, ampoulés, prévisibles.
Tout cela est dû à la littérature de projet [en France, de licence], qui cherche à être rentable : un éditeur se lance dans un projet, par exemple une suite libre d’un livre populaire, ou d’un film, ou d’un jeu vidéo. Il fait faire par des écrivailleurs un canevas commun, et détermine le volume d’un livre. En Russie, on écrit ce genre d’ouvrage depuis les années 90 : ça fait bientôt 20 que ce profit d’appoint existe, et toute une génération d’écrivains s’est formée sur la base de cette littérature.
Jusqu’à 70 romans issus de projets sortent chaque année ; des écrivains connus y participent aussi car dans ce cas les droits qu’ils touchent sont des dizaines de fois plus élevés que pour une publication traditionnelle. Voilà. C’est tout. Ces auteurs n’écrivent plus comme ils le faisaient avant. Il est absolument impossible de lire cette littérature de projet, car son niveau est très très bas.
Mais un écrivain n’a plus d’autre moyen de gagner sa vie. D’un autre côté, sur ce fond triste et radioactif – une partie de ces projets s’est spécialisée dans la description du monde après une catastrophe nucléaire, comme celui tiré du jeu S.T.A.L.K.E.R., ou un vieux projet tiré du livre Hiero’s Journey de Sterling Lanier – les Écrivains (avec un E majuscule) brillent d’une façon étonnante de toutes les facettes de leur talent. A. Andreev (Saint-Petersbourg-Moscou), S. Jarkovski (Volgograd), Alexei Chvedov (Novossibirsk), V. Pouzi-Arenev (Kiev)… Ils ne sont pas nombreux, ils ne font pas partie du principal groupe d’auteurs que les éditeurs publient souvent, on ne leur propose pas de participer aux projets et cela donne plus de valeur à leurs oeuvres: elles sont tout à fait insolites. Tout à fait.
Quelle est à votre avis la principale différence entre le fantastique russe contemporain et celui des États Unis ?
D’un point de vue général, il ne reste plus de place dans le fantastique russe pour la science-fiction. Il y a plein de fantasy, des thrillers, des œuvres revanchardes – par exemple l’Armée Rouge ne s’est pas arrêtée à Berlin en 1945 mais a continué d’avancer hardiment jusqu’à Londres, New York, la Lune, Mars… rien ne retient la fantaisie des « hourra nous vaincrons le monde entier ».
Il y a aussi nombre de livres sur comment un homme ordinaire, notre contemporain, se retrouve dans le passé, et à l’aide de ses connaissances et de ses savoir-faire, qui sont d’ailleurs bien inutiles au Moyen Age, devient roi, super-mage, super-chevalier, etc. On appelle en rigolant ce genre « popadanets [du verbe russe popast’ : « se trouver].
Depuis l’époque d’Un Yankee à la court du roi Arthur de Mark Twain, il n’y a absolument plus rien à inventer dans ce genre; de plus les écrivains qui s’y essaient n’ont à vrai dire pas le talent de Twain. Comme je l’ai déjà dit, la principale différence est l’absence complète de la SF. Et c’est triste car il n’y a qu’elle qui puisse se développer, les autres genres se nourrissant d’elle.
Les littératures de l’imaginaire russes contemporaines sont très diversifiées: space opera, cyberpunk, horreur, utopie, etc. Existe-t-il dans cet ensemble un sous-genre qui, à votre avis, est le plus demandé?
Non. Le fantastique russe actuel ne brille pas du tout par sa diversité. Il y a peut-être quelque chose dans l’horreur, mais je n’aime pas cela. Le cyberpunk n’existe pas, le space opera est secondaire, l’utopie est morte après le dégel de Krouchtchev, donc en 1960… D’un point de vue commercial, c’est ce qu’on appelle le vampirbourg [ce qu’on a nommé en France la bitlit] qui est actuellement le plus demandé – des romans sur les vampires, de la fantasy urbaine centrée sur l’amour, tout cela selon les canons de Stephenie Meyer –, et les novellisations de jeux vidéo.
En 2007, vous avez reçu le prix Escargot de Bronze pour la monographie Histoire alternative : manuel pour les chrono-hitchhiker. Quelles œuvres appartenant à ce genre écrites par des auteurs russes pourriez-vous conseiller aux lecteurs français ?
Andrei Lazartchouk, Autre ciel [Иное небо, Terra Fantastika, 1993] ; Viatcheslav Rybakov, L’Antigrav « Tsarévitch » [Гравилет «Цесаревич», Lan’, 1994] ; Vassili Tchepetnev, La Septième part des ténèbres [Седьмая часть тьмы, paru en 2002 dans un recueil chez Ast].
Qui, parmi les auteurs du fantastique russe actuel, sont les plus intéressant à vos yeux ?
Viktor Pelevine, Marina et Sergueï Diatchenko, Vladimir Pokrovski, Andrei Lazartchouk, Evguéni Loukine, Alexeï Chvedov, Sergueï Jarkovski, Vassili Tchepetnev.
Vous préparez la sortie d’un recueil de nouvelles de Vladimir Pokrovski. Pourquoi avoir choisi notamment cet auteur ?
Parce que j’aime !
Participez-vous à des conventions ? Comme se déroulent-elles, et quelles sont vos impressions ?
J’y suis allé, quelques fois. C’est très intéressant. Il s’y tient des séminaires sur des sujets précis, des conférences, des discussions, des communications. Si l’auditoire est petit et que les gens sont raisonnables, alors les discussions deviennent intéressantes.
Une question traditionnelle : quels sont vos projets pour votre maison d’édition ?
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