Dans un petit mois maintenant sortira chez Rivière Blanche La Robe Blanche de Cendrillon, recueil de deux aventures du docteur Pavlych dues à la plume de Kir Boulytchev. Hélas, pour accompagner ce petit événement, il était difficile d’interviewer l’auteur, décédé en 2003. C’est pourquoi nous avons choisi d’exhumer un entretien qu’il a donné en 1986 et qui fut alors publié en français. Dans le texte qui suit, où l’auteur s’exprime sur sa conception de la science-fiction, du cinéma et des oeuvres pour la jeunesse, nous avons pris soin de normaliser les translittération.
Kir Boulytchev acteur dans Les Taches de vin, moyen métrage de Leonid Horowitz (1986)
Merci à Jeam Tag pour la capture d’écran
Entretien avec Kir Boulytchev
Propos recueillis par Alexandre Fiodorov, publiés in Lettres Soviétiques n°336, 1986, p. 145-148. Traduction anonyme.
Comment êtes-vous devenu Kir Boulytchev ?
Quand j’ai écrit mon premier récit de science-fiction, je n’ai pas osé le publier sous mon propre nom : je craignais les moqueries de mes collègues ; or j’étais collaborateur scientifique, quoiqu’adjoint, d’un institut réputé et j’avais des confrères très sérieux… Je décidai alors de recourir à un pseudonyme et, comme je n’avais pas beaucoup de temps pour y réfléchir – le récit était déjà sous presse –, je fis une chose très simple : je tirai un prénom masculin de celui de ma femme (elle se prénomme Kira) et j’empruntai le nom de jeune fille de ma mère. C’est ainsi que je devins Kir Boulytchev. Certains rédacteurs trouvèrent le prénom Kir étrange, et le transformèrent en Kirill, ce contre quoi je me suis dressé, parfois sans succès.
Kir Boulytchv naquit, en tant qu’auteur du récit Quand les dinosaures ont-ils dépéri ?, en 1966. Et voici comment cela s’est fait : un jour, j’allai à la revue Vokroug Sveta (Autour du monde) qui publiait le récit d’un voyage que j’avais effectué en Birmanie et je jetai un coup d’oeil dans la salle de rédaction d’Iskatel (Le Découvreur), le supplément de science-fiction et d’aventures à Vokroug Sveta. Et là, voilà ce qui s’est produit : l’illustrateur de la revue avait dessiné la couverture du prochain numéro d’après le sujet d’un récit et on avait déjà envoyé ce dessin à l’imprimerie qui l’avait tiré (dans votre revue, cela doit sans doute se passer de la même façon : les illustrations et la couverture sont mises sous presse beaucoup plus tôt que les textes), mais, pour une raison inconnue, il fut décidé de ne pas éditer ce récit. Que faire : dessiner une autre couverture, au risque de retarder la parution d’Iskatel ? Je décidai alors de tenter de sortir la revue de ce mauvais pas en écrivant un récit en accord avec la couverture toute prête. Sitôt dit, sitôt fait, le récit fut publié. Et parallèlement, parut un autre récit, dans le recueil Mir Prikloutchenié (Le Monde des aventures). Il fut également signé Kir Boulytchev.
Depuis, Kir Boulytchev écrit de la littérature d’anticipation, dans les genres les plus divers : de la science-fiction proprement dite, féérique, lyrique, satirique, pour les adultes et pour les enfants. Quel est le genre du fantastique qui vous attire le plus personnellement ?
Savez-vous, je n’aime pas le terme « science-fiction ». Le fantastique est un genre littéraire. Mais quand on parle de « science-fiction », de « littérature du rêve scientifique », etc., on lui prête les fonctions d’une science prospective, de la futurologie, mais c’est là un travail de spécialiste, pas d’écrivain. Il fut un temps où on aimait beaucoup, chez nous, se livrer à des calculs du genre de : combien de découvertes scientifiques ou techniques ont été faites par Jules Verne ? Que signifie « ont été faites » ? En tant que représentant fort instruit de son époque, au courant des progrès de la science et de la technique, il en voyait clairement les tendances de développement. La force de Jules Verne n’était pas dans la description qu’il donne des détails techniques du fonctionnement du « Nautilus » ou de l’aéronef « Albatros », mais dans ses personnages, le capitaine Nemo et Robur le Conquérant. Ou encore on prétend qu’Alexeï Tolstoï a pressenti dans son Hyperboloïde de l’ingénieur Garine la découverte du laser. Toutefois, ce n’est pas cela l’important ! Même avant lui, on a beaucoup écrit sur les « rayons de la mort ». Tolstoï s’en sert comme d’un procédé, comme d’une image, et ce ne sont pas les côtés techniques qui intéressent les lecteurs de L’Hyperboloïde, mais les hommes et leurs actes. Rappelez-vous l’écrivain français Robida qui a fait tant de descriptions des nouveautés techniques de toutes sortes que l’homme de l’avenir verrait. En décrivant ces détails, il n’a pas su les prévoir, et tous ils nous paraissent aujourd’hui être des anachronismes de la plus pure espèce. Quant à ses livres, ce n’est pas de la vraie littérature.
Je ne puis pas préciser vers quel genre du fantastique je suis le plus attiré. Le hasard a voulu que j’écrive beaucoup pour les enfants. Le fait est qu’il y a là une espèce de « niche écologique », et l’on peut être plus facilement publié et édité.
Pour revenir à la question sur la place et le rôle de la littérature d’anticipation, je ne puis m’abstenir de répéter une chose que j’ai déjà écrite. Il s’agit des affinités qui existent entre le fantastique et la littérature historique. Je vois là un rapport direct. L’histoire est un domaine presque aussi peu étudié par l’écrivain que l’avenir par l’auteur des livres d’anticipation. En effet : l’histoire comporte des faits connus, des événements, des hommes célèbres, c’est ce qui « situe » une oeuvre historique dans le temps. Tous les autres détails – et pas seulement des détails – doivent être reconstitués par l’écrivain lui-même : les caractères de ses héros fictifs, les motifs de leur comportement, il doit inventer, pour compléter son récit, des événements, des rapports, des épisodes, des scènes. Et le lecteur cherche dans les meilleurs récits historiques non seulement et non pas tant le décor historique, mais des réponses aux questions les plus brûlantes de l’actualité, il se met à la place du personnage du roman historique. Il en est de même dans une oeuvre d’anticipation : on l’écrit non seulement et non pas tant pour montrer quel peut être l’avenir, l’essentiel est d’amener vos contemporains à réfléchir à ce qu’ils sont et à ce qu’ils pourraient être dans telles ou telles conditions.
Du moment que vous avez vous-même mentionné vos deux « personnes », je ne puis m’empêcher de noter que vous avez encore une troisième personne : celle de cinéaste. Vous êtes le premier écrivain de science-fiction lauréat du Prix d’Etat de l’URSS, et cela à deux égards, pour le scénario de la dilogie cinématographique A travers les ronces jusqu’aux étoiles et pour le scénario du dessin animé Le Mystère de la troisième planète. Qu’est-ce qui vous a conduit au cinéma ?
Il serait plus correct de dire que ce n’est pas moi qui ai été conduit au cinéma, mais le cinéma qui est venu me chercher. En son temps, Richard Viktorov, malheureusement aujourd’hui décédé, un de nos rares réalisateurs de science-fiction, m’a demandé de collaboré avec lui. C’est lui qui a réalisé A Travers les ronces jusqu’aux étoiles. Et le réalisateur du dessin animé Roman Katchanov, qui a fait Le Mystère de la troisième planète, est aussi venu lui-même me demander ma collaboration. Après, j’ai travaillé avec d’autres réalisateurs, mais pas toujours avec succès.
En général, travailler au cinéma et à la télévision est une chose tout à fait particulière. Dans les belles-lettres, je suis l’auteur et je réponds de moi-même, de mon oeuvre. Le rédacteur ne peut m’aider à l’améliorer ou m’« aider » à la détériorer que dans une mesure très réduite. Alors qu’au cinéma le scénario a tellement de nounous dont chacune estime qu’elle sait beaucoup mieux que le « parent » ce qui manque et ce qu’il faut encore ajouter à sa « progéniture », comme elle doit être, etc. Bien qu’on estime que le scénario est le fondement du film, en réalité le maître de tout, au cinéma, c’est naturellement le réalisateur, et c’est de lui que dépend surtout quel sera le « produit final ». Le plus souvent très différent du « produit initial ». Il arrive qu’un réalisateur de talent, par exemple Gueorgui Daneliya, avec qui nous avons travaillé à faire le film Les Larmes coulaient, chamboule tout dans votre scénario… Et un réalisateur qui n’est pas doué… Travailler avec lui n’a aucun intérêt.
Et vous continuez quand même à travailler au cinéma ?
Oui, savez-vous, le cinéma est une chose très intéressante ! Celui qui a plongé ne serait-ce qu’une fois dans ce monde a du mal à lui échapper. Et puis le cinéma et la télévision disposent de grands moyens, ont un auditoire énorme, y compris un auditoire aussi perceptif que les enfants. Je ne vais pas d’ailleurs me mettre à vous ressasser des vérités banales, à vous répéter que les enfants sont notre avenir et que l’avenir dépend pour beaucoup de la façon dont nous les éduquerons. Je dirai autre chose. Les enfants ne peuvent pas se passer de contes. Rappelons-nous de notre propre enfance : qui nous racontait des contes ? Notre grand-mère, notre mère… Mais l’enfant moderne est éduqué par le téléviseur. Il est fort possible qu’il entendra le mot « espace » plus tôt que le mot « loup-garou ». Et il a besoin de contes modernes : mais pas en ce sens, naturellement, que le prince Ivan doit céder sa place à Vova le Pionnier… Et il y a là encore un élément : après la projection du téléfilm en cinq épisodes Elle est venue de l’avenir [L’Invitée du futur], la télévision a reçu des dizaines de milliers de lettres d’enfants, la plupart enthousiastes. En revanche, les adultes n’ont pas été intéressés par le film : or, un film, même s’il est pour les enfants, doit être également intéressant pour les adultes.
Je continue à travailler au cinéma. Le réalisateur Pavel Arsenov tourne, d’après un scénario de moi, le film Un Monde lilas [La Sphère pourpre ou La Boule lila]. Et dans l’association « Début », le réalisateur Vladimir Bytchkov met à l’écran un des récits du cycles Les Prodiges de Gousliar.
Qu’en pensez-vous : le cinéma, la télévision et la littérature sont-ils des rivaux ou des alliés ?
Des alliés, bien entendu. En quoi peuvent-ils rivaliser ? Ce sont des types de création artistique si différents, c’est comme la baleine et l’éléphant qui vivent dans des milieux différents. Et il arrive souvent que des versions télévisées ou cinématographiques d’un livre suscitent de l’intérêt pour ce dernier.
Il me semble que le contraire se produit aussi. Des gens refusent de lire Guerre et paix ou Anna Karénine parce qu’ils ont déjà vu cela au cinéma…
Et moi je pense que des gens comme cela n’auraient pas lu Guerre et paix ou Anna Karénine même s’ils ne les avaient pas vus au cinéma. Non, à mon avis, la transposition n’empêche pas la diffusion du livre.
Vous êtes un auteur d’ouvrages scientifiques, un écrivain de science-fiction, un scénariste. Comment trouvez-vous le temps de faire tout cela et comment voisinent ou « coexistent » toutes ces activités ?..
Pour être franc, il y a déjà longtemps que je n’arrive pas à concilier tout cela. Et plus je vieillis, plus mon retard s’accroît. Je dois dire toutefois que ces occupations différentes ne se gênent pas les unes les autres. Car, en règle générale, chacun d’entre nous a plusieurs occupations, deux ou trois, voire plus. Et je ne parle pas seulement des violons d’Ingres. En tout cas, un homme normal – physiquement, psychologiquement – possède aussi une réserve pour « autre chose ». Quant à moi, je suis quelqu’un d’assez bien organisé, et le fait que je doive « aller au bureau » contribue même à mes progrès littéraires et cinématographiques.
A quoi travaillez-vous en ce moment, en tant que Kir Boulytchev ?
Le journal Pionerskaya Pravda publie mon nouveau roman Vacances dans l’espace, un oeuvre un peu hors du commun parce que je l’écris en collaboration avec les enfants, lecteurs de cette édition. Je me sers des idées, des hypothèses et des suggestions qu’ils m’envoient… Un autre roman nouveau est en cours d’impression dans la revue Vokroug Sveta… Je travaille maintenant plus lentement qu’avant, j’écris moins parce que je cherche à écrire mieux. Quand on fait de la littérature depuis presque un quart de siècle, on commence à craindre que nos Vingt ans après ne soient plus faibles que nos Trois mousquetaires. C’est une chose qu’il faut éviter à tout prix.