A 74 ans, Boris Strougatski pourrait se permettre de regarder derrière lui avec sérénité. Mais il n’en est rien. Toujours préoccupé par le devenir des hommes en général et de son pays en particulier, il nous livre ici, pour la première fois en français et avec une liberté de ton impensable en Russie, ses impressions. C’est l’occasion aussi de revenir sur certaines contrevérités qui ont longtemps circulé, faute d’informations fiables.
Viktoriya et Patrice Lajoye.
Propos recueillis par courriel entre le 20 décembre 2006 et le 2 février 2007. Première publication dans Lunatique, 2008.
Comment allez-vous (1) ?
Ca va, merci. Mon état est satisfaisant.
Depuis 1991, vous avez publié deux romans sous le pseudonyme de S. Vititsky. Pour quelle raison ?
Il y a longtemps, quand mon frère était vivant et que nous étions tous en bonne santé, Arkadi Natanovitch et moi étions tombés d’accord sur le fait que si l’un d’entre nous devait écrire quelque chose de sérieux (pas un article, ni une critique ou une traduction, mais, disons, un roman en solo), cela devait être publié sous pseudonyme. Lorsqu’Arkadi était encore vivant, il a respecté cet accord à plusieurs reprises, et maintenant mon tour est arrivé.
Quelle est la part de l’autobiographie dans ces deux oeuvres ?
Dans ces deux romans, la part autobiographique est assez importante. C’est le cas notamment dans Recherche…, où les évènements du début et de la fin sont tirés de la réalité, et n’ont été rendus fictifs que pour les besoins du sujet.
Doivent-elles être vues comme une critique des temps modernes ?
La « critique » est un point de vue peu intéressant pour moi. J’écris simplement ce que je pense et ce que je vois autour de moi.
Comment se passe le processus d’écriture, pour vous, maintenant. Est-ce quelque chose de facile ?
Il est extrêmement difficile d’écrire en solo. C’est sans doute pour ça que j’écris si peu. D’ailleurs la vieillesse et les maladies sont aussi de bien mauvaises aides.
L’univers du Midi apparaît dans plusieurs de vos romans. En avez-vous dressé une chronologie ou un cadre précis, ou bien vous laissiez-vous aller au gré de votre inspiration ?
L’univers du Midi – l’Univers-dans-lequel-nous-voudrions-vivre – est apparu pour la première fois dans le roman Le Retour (Midi, XXIIe siècle) au début des années 1960. Par la suite nous avons utilisé cet univers comme cadre, décors, comme arrière plan des évènements racontés dans d’autres romans et nouvelles (L’Arc-en-Ciel lointain, L’Île habitée, Le Petit, etc.). Toutefois, nous ne suivions pas spécialement de chronologie des évènements et maintenant, des chercheurs travaillant sur notre oeuvre sont obligés de faire appel à différentes astuces pour que les liens entre les romans du cycle ne soient rompus brutalement.
Vous avez participé à l’écriture de scénario de films. On pense bien sûr à Stalker, mondialement connu, mais il y a aussi, entre autres Pisma mertvogo Tcheloveka (2) et Dni zatmeniya (3). Est-ce une expérience qui vous tente encore ?
Non, je ne voudrais pas. C’est un travail ingrat et peu attirant.
Est-il vrai que vous avez déclaré que vous considérez que le scénario de Stalker n’est pas de vous mais d’Andreï Tarkovski seul (4)?
Nous ne déclarions rien de pareil. Le scénario de Stalker était écris notamment par nous, mais sous le contrôle vigilant de Tarkovski. Il donnait des objectifs de création, et nous, dans la mesure de nos forces et de notre imagination, nous essayions de les atteindre. Au total, neuf variantes ont été écrites, jusqu’à ce que Tarkovski dise enfin : « c’est tout, c’est ce qu’il me faut ».
Vos relations avec lui ont-elles été difficiles ?
En fait non. Il était parfois difficile à comprendre : il pensait avec des images, et pas avec des mots. Mais au bout du compte nous réussissions toujours à trouver une solution admissible tant par lui que par nous.
L’allemand Peter Fleischmann a aussi porté à l’écran l’un de vos romans les plus célèbres, Il est difficile d’être un dieu. Y avez-vous collaboré ?
Au début, oui. Nous étions des adversaires fervents de l’idée que ce film soit tourné par un cinéaste étranger. Nous voulions que ce soit Alexeï Guerman (5) ou au minimum un autre cinéaste de nos compatriotes. Cependant, les directeurs du cinéma d’autrefois avaient d’autres projets, et on nous a assez catégoriquement évincés du processus de travail. Nous n’avons pas beaucoup réagi à cela. Nous avons vu le scénario, nous avons discuté avec Fleischmann et nous avons compris que cette entreprise ne donnerait rien de bon.
Que pensez-vous de l’adaptation récente de Gadkie lebedi (6) par Konstantin Lopouchanski ?
Je ne l’ai pas encore vue, mais je sais que Lopouchanski est un cinéaste sérieux.
Comment se passe votre collaboration avec Polden, XXI vek (7), la revue qui porte en sous-titre votre nom ?
Midi, XXIe siècle est la seule revue « consistante » de fiction en Russie. Elle est publiée depuis 2002. Son but principal est en premier lieu la promotion de jeunes auteurs écrivant des récits et nouvelles de fiction en russe. Dans ce cas, le mot « fiction » est compris au sens large : de Jules Verne à Franz Kafka. La revue paraît tous les deux mois. Elle est sponsorisée par une revue célèbre, Autour du monde. Mais maintenant, nous nous préparons à passer à un régime mensuel, en gardant les mêmes buts et tâches.
Depuis 1974, vous avez animé un séminaire annuel de formation des jeunes écrivains de Science Fiction à Saint-Pétersbourg. Quel en a été le résultat ? Y a-t-il des écrivains russes actuels que vous pouvez considérer comme vos « disciples » ou vos successeurs ?
Je ne prends pas sur moi de nommer des « successeurs » ou « disciples », mais en effet, beaucoup d’écrivains intéressants qui sont maintenant renommés en Russie sont passés par ce séminaire : Vyatcheslav Rybakov, Mikhaïl Veller, Izmaïlov, Stoliarov, Chtchegolev [Schegolev], Galkina. La liste est longue.
D’une manière générale, que pensez-vous de la littérature russe contemporaine ?
Cette littérature a éprouvé le choc de la liberté, tombée sur elle avec la marchandisation. Mais après tout cela, les temps de l’autoritarisme reviennent, et il est probable que la boucle soit bouclée : la censure, les étaux idéologiques, la dissidence… « Comme c’est triste, mesdemoiselles » (7) !
Et de la Russie actuelle ?
Si les partisans de Poutine gagnent, la Russie sera comme en 1913, avec l’ajout des réalités du 21e siècle. Si ce sont les nationalistes qui prennent le dessus… je ne veux même pas penser à cette suggestion, qui est pourtant tout à fait possible !
En Occident, dans les années 1970 et 1980, on vous a souvent présenté, vous et votre frère, comme des dissidents de l’intérieur, à l’opposé d’autres, comme Soljenitsyne, qui ont été contraints à l’exil. Pourtant, dans un numéro de la revue Lettres Soviétiques, votre frère a été amené à dire que c’était faux (8). Qu’en était-il exactement?
Cela aurait été étonnant s’il avait répondu que c’était VRAI. C’était en 1984. On nous aurait écorchés vifs et interdits de publication, jusqu’à la Perestroïka-même.
Pouvez-vous nous raconter comment se sont passées vos dernières années de relation avec le régime soviétique ?
Nous étions par nécessité des opposants clandestins au régime. Comme des milliers et des milliers d’autres intellectuels. Et pas seulement des intellectuels.
On a écrit en France qu’à la suite de la controverse qui vous a opposés à la critique officielle dans les années 1960, vous aviez été menacés d’exil (9). Est-ce vrai?
Non, cela n’est pas vrai. Les autorités ne nous considéraient jamais comme de « vrais » opposants. Mais des bruits se répandaient activement comme quoi nous avions l’intention de partir pour Israël, et même que nous étions déjà partis. Cela empêchait diablement nos affaires éditoriales. Même les éditeurs qui étaient biens disposés à notre égard préféraient ne pas avoir affaire avec nous: « Nous les éditerons, mais ils tourneront les talons, alors qui sera responsable? »
Pensez-vous que l’univers du Midi existera un jour ?
Cet univers est possible si seulement Homo sapiens arrive à faire quelque chose avec le singe paresseux, poilu, avide de vie facile qui se trouve en chacun de nous. Soit il le trompera, soit il l’étranglera ou le persuadera. Et alors il se métamorphosera en Homme Eduqué. Sans Homme Eduqué (pour lequel le plus grand plaisir est le libre travail de création) l’Univers du Midi n’est pas possible. Mais qui a besoin de l’Homme Eduqué aujourd’hui ? Je ne vois absolument ni classe, ni couche sociale, ni corporation, ni détenteur du pouvoir qui serait intéressé par ce phénomène social.
C’est finalement une théorie que vous énonciez déjà en 1964 dans un article (« Du présent au futur ») publié dans Voprosi Literaturi. Vous vous inspiriez à l’époque de la pensée de Konstantin Paoustovski. Mais il n’était pas question alors d’une conclusion pessimiste comme maintenant. Pensez-vous que la médiocrité a fini par gagner ?
Au début des années 1960, nous étions tous deux atteints d’optimisme excessif, et nous pensions que le principal malheur de l’humanité était soit-disant la « petite bourgeoisie » : l’absence chez une personne d’intérêt à toute la richesse de la vie réelle, l’orientation vers la vanité et l’inanité de la vie, la prospérité et en même temps une apathie révoltante envers les sommets de l’esprit et de la connaissance. Depuis ce temps, nous avons compris que la « petite bourgeoisie » non seulement « finirait par gagner », mais qu’elle avait déjà gagné, il y a longtemps, « maintenant, et à jamais et pour les siècles des siècles, amen » !
Nous avons compris aussi que ce n’était pas le plus mauvais état de l’humanité, le Règne de la Petite Bourgeoisie victorieuse. Il y a des états pire : la dictature, l’impérialisme totalitaire avec sa pression sociale. Et bien que l’humanité soit déjà passée par certains de ces états, elle n’a rien appris et elle est prête à la première occasion d’y replonger (par exemple suite à la crise de l’énergie qui arrivera au milieu de notre siècle).
Avez-vous regretté parfois votre carrière de scientifique?
Je ne l’ai pas regrettée, mais pendant longtemps je me suis occupé d’informatique en amateur, chez moi, « pour l’âme », même quand j’étais déjà devenu un écrivain professionnel. Je n’ai cessé ces exercices qu’au début des années 1980, quand il était devenu clair que j’étais définitivement en retard par rapport au niveau professionnel, et qu’il ne me restait pas assez de temps pour faire quelque chose sérieusement.
Avez-vous des projets pour les années à venir ?
Les projets sont la prérogative des jeunes et de ceux qui se portent bien. Je ne peux pas me permettre ce luxe.
Notes:
1. Boris Strougatsky a été gravement malade en octobre dernier.
2. Lettres d’un homme mort, 1986, de Konstantin Lopouchanski.
3. Les Jours de l’éclipse, 1988, de Alexandre Sokourov, adapté du roman Un Milliard d’années avant la fin du monde.
4. Voir par exemple dans l’introduction de l’édition française du scénario dans Andreï Tarkovski, Œuvres cinématographiques complètes, t. II, 2001, Paris, Exils.
5. Qui avait réellement commencé à travailler sur le film.
6. Les Vilains cygnes, 2006, d’après le roman traduit en français sous le titre Les Mutants du Brouillard.
7. Midi, 21e siècle : cette revue porte le titre de la deuxième version d’un des premiers romans des deux frères. Seule la première version est parue en français, sous le titre Les Revenants des étoiles, au Rayon Fantastique.
8. Expression devenue usuelle tirée du roman satirique d’Ilf et Petrov Les Douze chaises, écrit sous Staline (1928).
9. « ‘Un homme doit rester toujours un homme’ Entretien avec Arkadi Strougatski », par Alexandre Fiodorov, Lettres Soviétiques n°302, 1984.
10. Voir la notice sur les frères Strougatski dans Denis Guiot, J.-P. Andrevon et G.-W. Barlow (dir.), La Science Fiction, 1987, Paris, MA Editions.