Cela va être notre façon à nous de finir l’année, et surtout de vous souhaitez une très bonne année 2010, en mettant en ligne la traduction d’un conte fantastique de Léon Tolstoï. Tolstoï n’était pas un auteur de fantastique. Cependant, on trouve dans ses récits publiés à titre posthume une réécriture d’un conte populaire facétieux et anticlérical. Que Tolstoï se soit amusé à réécrire un conte populaire ne doit pas surprendre, puisqu’on trouve plusieurs allusions à des contes dans Guerre et Paix, notamment dans le récit de l’occupation de Moscou par les Français. Mais trêve de bavardage et place au conte.
Celui-ci a été traduit en Français en 1925, par Georges d’Ostoya et Gustave Masson, dans un petit recueil intitulé Oeuvres posthumes publié chez Bossard à Paris. Bonne lecture et bonne année !
Léon Tolstoï
La Prière des trois vieillards
(Conte populaire de la Volga)
« Or, quand vous priez, n’usez pas de vaines redites comme les païens,
car ils croient qu’ils seront exaucés en parlant beaucoup.
Ne leur ressemblez donc pas, car votre Père sait de quoi vous avez besoin
avant que vous le lui ayez demandé. »
Mathieu, VI, 7 et 8.
Le navire qui conduisait l’archevêque d’Arkhangelsk au monastère de Solovski emmenait aussi une foule de pèlerins. Le temps était beau, le vent soufflait en poupe et il n’y avait ni roulis, ni tangage.
Les pèlerins, couchés ou assis sur le pont, causaient, mangeaient ou dormaient.
L’archevêque sortit de sa cabine et se mit à marcher de long en large. Arrivé au gaillard d’avant, il vit au milieu d’un groupe un petit moujik debout qui désignait quelque chose dans le lointain. L’archevêque s’arrêta, regarda dans cette direction et ne vit rien. La mer semblait toute d’argent sous le soleil.
Le saint homme s’approcha davantage pour écouter. Le moujik, l’ayant aperçu, leva son bonnet et se tut. Les autres firent de même et saluèrent avec respect.
– Ne vous gênez pas, frères, dit le prélat ; je suis venu écouter ce que tu dis, bonhomme.
Un marchant, plus hardi que les autres, intervint.
– Le petit pêcheur nous parlait des vieillards.
– Quels vieillards ? demanda l’archevêque en s’asseyant sur une caisse, près du bastingage. Raconte donc, que j’entende. Que montrais-tu là-bas ?
– C’est ce petit îlot qui pointe, dit le moujik, indiquant quelque chose à bâbord. Les vieillards vivent sur cette île pour sauver leur âme.
– Et où est donc cet îlot ? demanda l’archevêque.
– Là-bas, veuillez suivre ma main. Vous voyez, là, le petit nuage ? Eh bien c’est un peu à gauche… Une bande tout étroite…
L’archevêque regarda, ne vit rien ; seule l’eau brillait au soleil.
– Je ne vois rien. Et quels sont ces vieillards qui vivent sur cet îlot ?
– Des hommes de Dieu, répondit le paysan. Il y a longtemps que j’entends parler d’eux et jamais je n’avais pu les voir. L’an dernier, seulement, il me fut donné de les trouver.
Et il conta comment, l’an précédent, étant allé à la pêche, il avait été jeté par la tempête sur cet îlot qu’il ne connaissait pas. Au matin, en faisant le tour, il tomba sur une petite hutte à l’entrée de laquelle il vit un vieillard ; puis deux autres apparurent. Ces vieillards lui donnèrent à manger, firent sécher ses vêtements et l’aidèrent à réparer son bateau.
– Comment sont-ils ? demanda l’archevêque.
– L’un d’eux est petit, un peu bossu, très vieux. Il peut avoir dans les cent ans. Et sa barbe blanche commence à devenir verte. Il sourit toujours et il est clair comme un ange des cieux. L’autre est un peu plus grand. Il est presque aussi vieux et porte un caftan tout déchiré. Sa barbe blanche jaunit. On voit que c’est un homme très fort, car il a retourné mon bateau si facilement que je n’eus même pas le temps de l’aider. Le troisième est grand, très grand. Sa barbe, blanche comme la neige, lui vient jusqu’aux genoux. Il a toujours les sourcils froncés et paraît sombre. Il est tout nu, sauf une natte autour de sa taille.
– Que t’ont-ils dit ?
– Ils restaient silencieux, parlant très peu entre eux et se comprenant, aurait-on dit, du regard. Comme je demandais au plus grand s’ils étaient là depuis longtemps, il se renfrogna davantage, dit des paroles inintelligibles et sembla se fâcher. Mais aussitôt, le petit vieux le saisit par la main, sourit, et le grand se tut.
Pendant que le paysan parlait ainsi le navire s’approchait de plus en plus des îles.
– Voici qu’on la voit très bien maintenant. Veuillez regarder, s’écria le marchand.
L’archevêque vit une bande noire, un îlot. Il le contempla longuement. Puis, quittant le gaillard d’avant, il alla trouver le pilote.
– Quel est donc cet îlot qu’on voit là-bas ?
– Il n’a pas de nom. Ils sont nombreux comme cela par ici.
– Est-ce vrai que trois vieillards y vivent ?
– On le dit, Votre Grandeur. Mais je n’en sais rien. Les pêcheurs prétendent les avoir vus. Mais ils parlent souvent sans réfléchir.
– Je voudrais voir ces vieillards, dit l’archevêque. Est-il possible d’aborder sur cet îlot ?
– Le navire n’y peut accoster. On pourrait prendre une chaloupe, mais il faut l’autorisation du commandant.
On fit venir le commandant.
– Je voudrais bien voir ces trois vieillards . Pouvez-vous me conduire là-bas ?
Le commandant tenta de déconseiller cette démarche.
– On peut le faire, certainement, mais nous allons perdre beaucoup de temps. Et j’ai l’honneur d’assurer à Votre Grandeur qu’ils ne valent vraiment pas la peine d’être vus. J’ai entendu dire qu’ils étaient parfaitement stupides. Ils ne comprennent rien de ce qu’on leur dit et sont muets comme des poissons.
– Je veux les voir, insista le prélat. Je paierai ce qu’il faudra.
Voyant qu’il n’avait qu’à obéir, le commandant fit changer la direction.
Assis sur une chaise qu’on venait de monter, l’archevêque fixait toujours le même point. Les pèlerins, assemblés sur le gaillard d’avant, regardaient aussi. Certains disaient voir les pierres qui parsemaient l’îlot ; d’autres, la hutte. Il y en eut même un qui prétendit apercevoir les vieillards.
On apporta la longue-vue. Le commandant, après l’avoir mise au point, la passa à l’archevêque.
– C’est vrai, dit-il. Là, sur le rivage, un peu à droit d’un grand rocher, il y a trois hommes debout.
Et le prélat vit son tour que les trois hommes étaient là, l’un très grand, le second de taille moyenne et le troisième tout petit. Se tenant par la main, ils semblaient contempler le navire.
Le commandant s’inclina vers l’archevêque.
– C’est ici que nous devons stopper, Votre Grandeur. Si vous le désirez, pendant que nous resterons à l’ancre, la chaloupe va vous conduire.
L’embarcation se dirigea vers l’île. À la distance d’un jet de pierre, les trois vieillards apparurent. Un grand, tout nu, ceinturé de nattes, un second portant un caftan tout déchiré et un petit, voûté, revêtu d’une vieille soutane.
Les rameurs s’arrêtèrent et l’archevêque descendit à terre. Les trois vieillards firent un salut profond. Il les bénit et, pendant qu’il les bénissait, ils saluèrent à nouveau.
L’archevêque parla.
– J’ai entendu dire que vous étiez ici, vieillards du bon Dieu ; que vous sauvez votre âme en priant le Christ pour les péchés des hommes. Je suis moi-même serviteur de Dieu. Aussi ai-je voulu vous voir, pour vous enseigner si vous le désirez.
Les vieillards se turent et sourirent entre eux.
– Dites-moi comme vous servez le bon Dieu, demanda le prélat.
Les deux plus grands se regardèrent, fronçant les sourcils. Quant au troisième, il dit avec un bon sourire :
– Nous ne savons pas servir Dieu. Nous nous servons nous-mêmes en cherchant notre nourriture.
– Mais comment faites-vous pour prier Dieu ?
– Très simplement, répondit le petit vieux. Nous disons : « Vous êtes trois, nous sommes trois, ayez pitié de nous ! »
Et aussitôt que le petit vieux eut prononcé ces paroles, tous trois tournèrent les yeux vers le ciel et redirent :
– Vous êtes trois, nous sommes trois, ayez pitié de nous !
L’archevêque sourit à son tour.
– Vous avez sans doute entendu parler de la Sainte Trinité, mais vous ne savez pas faire votre prière. Je vous aime beaucoup, vieillards de Dieu, et je vois que vous voulez lui plaire, mais je vois aussi que vous n’en connaissez pas le moyen. C’est pourquoi je veux vous instruire. Écoutez-moi. Cet enseignement ne vient pas de moi-même, mais des Saintes Écritures.
Le prélat apprit aux vieillards comment Dieu s’était révélé aux hommes. Il leur expliqua le mystère de la Trinité, parla de Dieu le Père, de Dieu le Fils et du Saint Esprit.
– « …Dieu le Fils descendit donc sur la terre pour sauver les hommes et leur apprendre à prier. Écoutez-moi et répétez chacune de mes paroles.
– Notre Père, … commença le prélat.
– Notre Père, … répétèrent l’un après l’autre les vieillards.
– … qui êtes aux cieux.
– … qui êtes aux cieux, …
Mais l’un d’eux se trompa, balbutia. Quant au grand tout nu, sa moustache lui fermant la bouche, il ne pouvait prononcer clairement.
Inlassablement, l’archevêque cherchait à apprendre les paroles sacrées aux trois ermites. Il s’assit sur une pierre. Tous trois l’entouraient et, regardant sa bouche, s’appliquaient à l’imiter. Ce travail dura jusqu’au soir. Le prélat redisait dix fois, vingt fois, cent fois chacune des paroles que les vieillards reprenaient en choeur. Quant ils s’embrouillaient, il les corrigeait en les obligeant à recommencer.
Il ne les abandonna que quand ils surent par coeur toutes les prières. Ce fut le moyen qui apprit le plus vite : il les avait aussitôt redites sans le secours de l’archevêque. Il récita même tout de suite et les autres après lui.
Le crépuscule descendait déjà et la lune s’élevait au-dessus de la mer quand l’archevêque quitta l’îlot pour regagner le navire. Il avait embrassé chacun des trois vieillards et leur demanda de prier chaque jour ainsi qu’il le leur avait appris.
Pendant que la chaloupe l’emportait, il entendait encore les vieilles voix chevroter les versets des prières. Il les voyait de loin, au clair de lune. Tous les trois se tenaient debout sur le rivage, le plus petit au milieu, le grand à droite et le moyen à gauche.
Quand l’esquif aborda et que le prélat eut gagné le pont, on repartit, les voiles gonflées.
Mais l’archevêque ne pouvait oublier l’îlot qui, déjà, ne s’apercevait presque plus et disparut enfin dans l’immensité qu’animait le jeu des rayons lunaires.
Tout dormait maintenant et seul l’archevêque, assis sur le gaillard d’arrière, regardait l’endroit où il avait laissé les bons vieillards. Et se rappelant leur joie d’avoir appris les saintes paroles, il remercia Dieu de l’avoir mis sur leur route.
La mer était calme Les yeux toujours fixés dans la direction où avait disparu l’îlot, le prélat crut soudain voir quelque chose de blanc courant sur la bande lumineuse que la lune posait sur les flots. Était-ce une mouette ou bien une voile ?
Il cligna des yeux pour mieux voir.
Peut-être est-ce un bateau qui suit, voiles déployées… Et le voilà qui s’approche de plus en plus.
– Mais non, ce n’est pas un bateau, ce n’est pas une voile. C’est quelque chose qui court et qui cherche à nous rattraper.
Intrigué, il s’efforçait de percer les ténèbres. Cela semblait un homme, mais comment supposer un homme marchant sur la mer ?
Et, se levant de son siège, l’archevêque s’approcha du pilote.
– Regarde donc, frère, qu’y a-t-il là-bas ?
Avant que l’autre eût pu répondre, le prélat vit les trois vieillards aux barbes si blanches qui couraient, blancs, dans la lumière lunaire.
Le pilote, terrifié, quitta la barre et cria fortement :
– Mon Dieu, ce sont les vieillards qui courent sur la mer comme sur la terre ferme !
Les pèlerins, réveillés, envahissaient peu à peu le pont et tous voyaient ce qu’avait vu l’archevêque. La main dans la main, les trois vieux arrivaient, faisant signe au navire de stopper.
On n’eut pas le temps d’arrêter que déjà ils étaient au pied de l’échelle.
– Nous avons oublié ton enseignement, crièrent-ils d’une seule voix. Tant que nous avons redit les mots, ils sont restés dans notre mémoire. Mais aussitôt que nous eûmes cessé et qu’une parole nous échappa, tout disparut. Nous ne nous rappelons rien ; recommence ta leçon.
L’archevêque fit un signe de croix et, se penchant par-dessus le bastingage, dit :
– Certes, votre humble prière a toujours été écoutée par Dieu. Ce n’est pas à moi de vous enseigner, bons vieillards. C’est à vous de prier pour nous, pauvres pécheurs !
Ce disant, il fit un salut profond.
Quant aux trois vieillards, ils se retournèrent et reprirent leur chemin sur les flots.
Et jusqu’au matin on vit, dans la direction qu’ils avaient suivie, une grande clarté sur la mer.