Russkaya Fantastika: Vous faites référence, tout au long du récit, à de grands textes épiques du monde entier (le Kalevipoeg, les récits sur Gesser Khan, ceux sur Niourgoun Boôtour le Yakoute, le Mahabharata, pour ne prendre que quelques exemples). En dehors du fait que cela trahit une grande culture, est-ce que cette littérature épique constitue pour vous une véritable passion?
Henry Lion Oldie: Depuis notre jeune âge, nous nous passionnons pour la poésie épique de différents peuples. Durant des années, nous avons assemblé chez nous une collection importante de livres. Ce sont des dizaines de volumes comprenant entre autres le Mahabharata indien, le Gouroulitadjik, des sagas scandinaves et islandaises, le Shah-nameh de Firdousi, le Kalevala, la Bibliothèque d’Apollodore, le Chant des Nibelungen, le Gesserbouriate, le kazakh Manas; les légendes du Japon, de Chine, de Géorgie, d’Afrique… En effet, la poésie épique, en dehors de donner des notions sur un peuple, pose carrément un ensemble de questions biens intéressantes – historiques, philosophiques, sociales, religieuses, sacrales, métaphysiques.
A l’époque, nous avons écris un roman épique, L’oppresseur bleu-sombre des créatures, Черный Баламут (traduction exacte du nom sanscrit de Krishna Janardana) dont la base était la grandiose poésie épique qu’est le Mahabharata. En utilisant ce texte de l’Inde ancienne nous avons soulevé une série de problèmes actuels, et à notre avis épineux, sur ce qui est tout naturel: la ruine des empires, les degrés de liberté dans une société structurée, les relations entre l’Amour, la Loi et l’Intérêt… Nous avons aussi écrit un Cycle achéen qui comprend les romans Il ne doit exister qu’un seul héros (Герой должен быть один) et Ulysse, fils de Laërte (Одиссей, сын Лаэрта) qui embrassent la réalité de la Grèce ancienne depuis la naissance d’Héracles jusqu’au retour d’Ulysse dans son foyer.
Il y a aussi dans d’autres de nos livres des passages avec des allusions épiques.
RF: Le motif de la main coupée remplacée par une prothèse métallique, et celui des armes dotées d’âme se retrouve chez les Celtes, en Irlande ancienne. Pourtant, ce sont deux motifs qui ont aussi été employés par un autre grand auteur de Fantasy, Michael Moorcock. Laquelle de ces deux sources est à l’origine de La Voie de l’épée?
HLO: En effet, le motif des armes qui sont douées de volonté et de raison s’observe dans les légendes de plusieurs peuples: non seulement chez les Celtes et les Irlandais mentionnés par vous mais aussi chez les Arabes, les Japonais, les Germains… Depuis des siècles, il était d’usage de donner des noms propres aux épées remarquables et on traitait vraiment ces armes comme des êtres humains.
En effet, ce paradoxe – l’animation et l’esthétisme des armes, malgré leur prédestination à verser le sang – nous a amenés à l’idée d’une utopie féodale, d’un monde où toutes les armes sont animées et douées de raison. De plus, ces armes considéreraient les gens comme leurs suppléments déraisonnables. Cela ne serait pas une « dérogation » mais une civilisation entière d’armes blanches qui n’accepterait pas de violence.
Cela nous a permit de parler avec le lecteur de l’agression comme partie intégrante de la mentalité de l’homme, et des moyens de son élimination ou de son domptage; ou encore de sa transformation en force créatrice, en art. C’est en effet notamment de cela que s’occupent tous les véritables arts de combat – auxquels, à propos, nous avons consacré trente années de notre vie, et dont nous continuons de nous occuper encore maintenant. Nous voulions écrire un livre sur le métier et l’art, sur le conflit des cultures et les valeurs de la vie…
Mais sur le sujet de la main artificielle « vivante », nous étions plutôt influencés par le récit de Jean Ray, La Main de Goetz von Berlichingen, qui nous avions lu durant notre jeunesse précoce dans un des recueils de l’imaginaire. Il y avait un tel chevalier avec une main de fer animée…
RF: Le monde de Kabir, est-ce un monde parallèle au notre, ou bien une métaphore du notre?
HLO: Il s’agit plutôt de notre monde avec une histoire et une géographie alternatives. Regardez la carte de l’Europe et l’Asie réelles, « rétrécissez »-la une fois à une et demi, focalisez autour d’un centre se trouvant approximativement sur le territoire de l’Iran. Et maintenant repartez en arrière de quelques siècles. Modifiez une série de noms géographiques, échangez-les contre d’autres (mais apparenté du point de vue étymologique et linguistique. Ajoutez un élément fantastique : l’existence parallèle de deux civilisations – celle des gens et celle des armes blanches raisonnables. Finalement vous obtiendrez le monde de Kabir. Kabir elle-même est Khoresm; Meilan est la Chine et Shoulma, la Mongolie. Et cetera.
RF: Le polémiste chrétien du 5e siècle Salvien (Salvianus) disait que les Barbares étaient un bienfait pour l’Empire romain, trop sûr de lui-même et surtout aux moeurs trop perverties. Il écrivait même: « les méchants croient voir un bien dans le mal qu’ils font ». Est-ce ce genre de pensée qui vous a animés dans l’élaboration des rapports entre Shoulma la sauvage et Kabir la civilisée?
HLO: L’idée est proche, mais dans notre livre l’affaire ne se passe pas tout à fait ainsi. En effet, ça n’est pas Shoulma la sauvage qui est venu à Kabir la civilisée. Si se vous vous rappelez, une certaine femme est venue à Shoulma de Kabir. Elle et son épée ont réussi à outrepasser en eux-même l’interdiction de tuer vieille de plusieurs siècles. Au final, en surpassant les Shoulmouces en affaires militaires et n’étant pas lié par l’interdiction de tuer, cette paire fut mise à la tête des hordes nomades, jusqu’à aller les conduire à la conquête de Kabir. Ce ne sont pas ces barbares-nomades qui ont attaqué Kabir. Ils y étaient poussés par des personnes originaires de Kabir. Avec pour but de ranimer à Kabir le savoir-faire oublié de l’usage primordial des armes – c’est-à-dire tuer. Ainsi, on a voulu, par la force, « combler » Kabir « de bienfaits ». Naturellement, rien de bon n’est sorti de cela. Au total les habitants de Kabir ont appris à tuer, en effet, mais cela a mis fin à l’utopie féodale. A la fin du roman, l’équilibre du monde est détruit par la poudre et l’arme à feu – créés là encore à Kabir. Qui est venu à qui est une encore grande question. Il nous arrive souvent, à nous-mêmes, de poser une mine sous nos murs personnels.
RF: A partir de quel moment peut-on considérer qu’une action est violente ou bien très dure ?
HLO: Il y a un proverbe, semble-t-il français qui dit : « Ma liberté d’agiter les poings s’achève auprès du bout de votre nez ». C’est littéralement la réponse à votre question. Quand elles sont issues d’une volonté agressive seulement extérieurement les actions n’apportent à quelqu’un aucun dommage réel – physique, psychique, patrimonial, social. Mais dès que cette limite est franchie commence la violence. Au final, la partie éprouvée reçoit un droit moral et juridique à la résistance. Cela se rapporte aux gens distincts, aussi aux États tout entiers. Mais d’autre part, il s’agit-là d’une spirale sans fin, et l’humanité balance tout le temps à la frontière de l’accident. La cruauté sans violence est impossible. Peut-être, la cruauté est-elle une forme intrinsèque de la violence. Ca n’est pas pour rien si dans la langue russe ce mot a la même racine que le mot « rigidité ».
RF: Quelle est votre opinion sur la peine de mort? De même, est-ce qu’une menace de guerre peut apporter un bienfait?
HLO: Quand nous regardons à la télé le passage en justice d’un maniaque, d’un assassin en série qui a ôté la vie à plusieurs personnes – parfois on peut regretter que la peine de mort ait été supprimée chez nous et dans plusieurs autres pays. Mais nous comprenons que c’est là une réaction purement émotionnelle. En effet, il y a des erreurs judiciaires. S’il se révèle au final que la personne était innocente, si elle a été condamnée à une peine de longue durée ou à la réclusion à perpétuité, on peut la remettre en liberté et restaurer la justice. Mais si elle est mise à mort, tu ne pourras plus la ramener à la vie. C’est pourquoi, en général, nous trouvons que la suppression de la peine de mort est une décision juste. La réclusion à vie, sans droit de la révision de l’arrêt, est une punition assez sévère pour les monstres.
Au sujet du profit qu’on peut tirer d’une menace de guerre… De cette menace le profit peut arriver. De la guerre elle-même, c’est peu probable. Oui, dans quelque situation concrète locale, la compréhension de ce que la partie adverse peut entamer des hostilités à grande échelle, est un facteur de modération. Mais dans l’ensemble, à l’échelle mondiale et historique, la menace de guerre, à notre avis, influence négativement les relations entre les pays, la confiance entre les gens, le climat psychologique global sur la planète. On tire beaucoup plus de dommages d’une menace de la guerre que de profit.