Le courrier de Valéri Brioussov, lapidaire et péremptoire, ne méritait pas de réponse. Pourtant, piqué au vif, Eugène Séménoff va s’y atteler, non en écrivant une nouvelle chronique, mais en envoyant lui-même une lettre à la rédaction du Mercure de France, comme n’importe quel lecteur.
Une lettre de M. E. Séménoff
Mercure de France, novembre 1907
Mon cher Directeur,
Par la faute de la poste je ne reçois qu’aujourd’hui le Mercure de France du 1er septembre dernier, où je lis la lettre de M. Valère Brussov concernant mon article sur le « mysticisme anarchique ». M. V. Brussov proteste contre ma « division des poètes russes contemporains » qui le « place parmi les Parnassiens ». Je lui conseille de lire un article écrit à ce sujet par mon excellent confrère D. Philosophoff dans le Tovarichtch du 23 septembre dernier. Il y trouvera entre autres choses un passage concernant mes dernières chroniques dans le Mercure de France et la tempête soulevée par elles « dans la ruche des décadents ». Je lui signale tout particulièrement la conclusion de ce passage que je me permets de citer ici :
« Il (moi) a écrit son aperçu d’une manière fort objective et je ne comprends pas du tout pourquoi notre ruche s’est tant émue. V. Brussov proteste, il n’est pas parnassien. Cependant Viatcheslav Ivanoff, dans la conférence publique qu’il a faite au printemps dernier à l’École Supérieure des Femmes, le range lui et Balmont précisément parmi les parnassiens. En quoi est-ce la faute de M. Séménoff ? Si Viatch. Ivanoff lui-même, cet érudit, ce Tretiakovsky de notre « décadence » se trompe, qui alors comprend enfin quoi que ce soit ?… »
Je suis curieux de lire la réponse de M. V. Brussov à ces observations aussi spirituelles que vraies de M. Philosophoff, qui, elles, sont écrites en russe, je m’empresse de l’ajouter, car j’ai le droit de croire que M. Brussov lit mal le français. Autrement il aurait lu dans ma chronique du 16 juillet dernier (page 362) :
« En caractérisant ainsi les différentes tendances de la littérature russe actuelle, je ne fais que résumer, en les concentrant, les opinions courantes du monde littéraire. »
Les lecteurs viennent de voir par le témoignage de M. Philosophoff que mon affirmation est exacte, et ils nous départageront, M. Brussov et moi.
M. Brussov ne se contente pas de parler de son cas à lui, et étant partie il s’érige en juge et me condamne sans phrases: « En général, dit-il, toute la division des poètes russes faite par M. Séménoff est fausse. » Qu’en sait-il, lui poète ? Qu’il nous laisse le soin de le juger lui et ses égaux à nous, critiques littéraires. C’est le public et l’histoire qui prononceront en dernier essort.
Il serait vraiment très simple de classer les poètes et les artistes selon leur caprice ou leurs ordres. Nos aïeux auraient dû alors classer parmi les grands artistes le fou couronné qui, à son lit de mort, s’écria: « Quel grand artiste se meurt ! »…
M. Brussov a tort de s’étonner de la place que M. SéménofF donne au mysticisme anarchique, car ce n’est pas moi qui la lui donne, mais bien la polémique en Russie, et c’est à moi, chroniqueur et critique littéraire, de le constater et de le signaler honnêtement et impartialement à mes lecteurs. M. Brussov n’en est pas content et proteste. Contre qui? Contre moi ! Il se trompe d’adresse !
Agréez, etc.
E. Séménoff
Saint-Pétersbourg, le 13 octobre 1907.