Lessia Oukraïnka – La Voix d’une prisonnière russe

À la fin du premier volume de notre anthologie Oubliées!, consacrée aux autrices russes et ukrainiennes, nous avons intégré un texte rédigé directement en français par la poétesse ukrainienne Lessia Oukraïnka  – alors de fait citoyenne russe. Celle-ci entendait interpeler les artistes et intellectuels français venus participer aux festivités liées à la visite en France du tsar Nicolas II, en 1896. Cette lettre ne fut semble-t-il jamais envoyée, mais elle fut redécouverte dans les archives de la poétesse et publiée longtemps après sa mort.
Étant donné l’étonnante actualité de ce texte, nous avons finalement fait le choix de le mettre directement en ligne. Nous lui avons seulement fait subir un léger travail éditorial.

Lessia-Oukrainka-Trouch

Lessia Oukraïnka – La Voix d’une prisonnière russe

Petit poème en prose, dédié aux poètes et artistes qui ont eu l’honneur de saluer le couple impérial russe à Versailles

Grands noms et grandes voix ! De leur bruit sonore l’univers retentit !… Certes, la faible voix d’une esclave qui chante n’aura pas la gloire d’attirer l’attention de ces grands demi-dieux à la tête couronnée de lauriers et de roses. Mais nous autres, pauvres poètes des cachots, nous sommes habitués aux chants sans échos, aux prières inexaucées, aux malédictions vaines, aux larmes inconsolées, aux gémissements sourds. On peut tout comprimer hors la voix de l’âme, elle se fera entendre dans un désert sauvage si ce n’est dans la foule ou devant les rois. Et le front qui n’a jamais connu de lauriers n’en est pas moins fier, n’en est pas moins pur, il n’a pas besoin de lauriers pour cacher quelque opprobre. Et la voix qui n’a jamais éveillé l’écho d’or n’en est pas moins libre, n’en est pas moins sincère, elle n’a pas besoin de célèbres interprètes pour se faire bien comprendre.

Or, laissez-nous chanter, le chant est notre seul bien, on peut tout comprimer hors la voix de l’âme.

Honte à la lyre hypocrite dont les cordes flatteuses remplissaient d’arpèges les salons des Versailles ! Honte aux incantations de la nymphe perfide qui du chaos des siècles évoquait les ténèbres ! Honte aux libres poètes qui devant l’étranger font sonner les anneaux de leurs chaînes librement mises ! L’esclavage est ignoble d’autant plus qu’il est libre. Honte à vous, comédiens, qui des lèvres sacrilèges prononciez le grand nom de Molière qui jadis de son rire mordant rongeait l’affreux colosse érigé pour la France par le feu Roi-Soleil. Le fantôme de ce Roi, si pâle à la veille, a rougi de joie à l’accent de vos chants dans la ville de Paris, cette ville régicide dont chaque pierre dit : à bas la tyrannie ! Malheur aux vieilles villes dont les pierres moisies, les lanternes rouillées et les places étroites sont de grands orateurs et ne savent pas se taire…

Bons Français, emmenez notre roi plus loin de cette ville des spectres, à Chalons, Trianon, n’importe où, mais plus loin, parce qu’ici dans les chambres d’Antoinette et de Louis, les mauvais cauchemars peuvent troubler son repos après tant de triomphe, après tant de victimes qui jonchaient le chemin de son char de César qui passait sur les morts. Est-ce en vain qu’après votre alarmante «Marseillaise» on chantait le refrain d’une suprême angoisse : «Dieu, sauvez le roi !»

Bâtissez bien le pont pour joindre les peuples, qu’il ne soie pas moins solide que ces vieux ponts royaux à Paris, à Moscou. Ceux-là ont bien soutenu la danse effrénée de la foule déchaînée animée par la haine, éclairée d’incendie. Ayez soin que votre pont ne s’écroule pas bien vite pendant un de ces fours de grands bals populaires, guerres ou révolutions, ces brillantes mascarades !

Grands poètes, grands artistes ! quel sera votre beau masque couvrant vos faces célèbres pendant ces grandes fêtes ? Quel sera le costume, de quel siècle, de quel style, qui fera votre gloire dans ces « folles journées » ? Quant à nous, si obscures, inconnus maintenant que les grands de ce monde ne daignent pas nous voir, nous irons tous sans masque dans ces jours effrayants, car les masques de fer ne peuvent pas être changés en velours hypocrites.

Savez-vous, grands confrères, qu’est-ce que la misère ? La misère d’un pays que vous nommez si grand ? C’est votre mot favori, ce pauvre mot « de grandeur », le goût de grandiose est inné aux Français. Oui, la Russie est grande, un Russe peut être exilé même aux confins du monde sans être expatrié. Oui, la Russie est grande, la famine, l’ignorance, le vol, l’hypocrisie, la tyrannie sans bornes, et toutes ces grandes misères énormes, grandioses, colossales. Nos rois ont dépassé les rois égyptiens dans le goût du massif, leurs pyramides sont hautes et bien solides, votre Bastille n’était rien auprès d’elles ! Venez donc, grands poètes, grands artistes, contempler la grandeur de nos fortes Bastilles, descendez des estrades, ôter vos cothurnes et venez explorer notre belle prison. N’ayez pas peur, confrères, la prison des poètes qui aiment la liberté, la patrie et le peuple n’est pas si étroite comme les autres cachots, elle est vaste et célèbre: son nom est la Russie ! Le poète y peut vivre et même en sûreté, seulement privé de nom ou bien privé de tout.

Vivez en paix, confrères, ornés de vos grands noms ! Et toi, Muse française, pardonne à la chanteuse, esclave privée de nom ! Je t’ai moins profanée dans ma prose indigente que tes libres amis dans leurs beaux vers dorés !

La prisonnière

1896

Couv Essai 1