Voici la traduction en français d’un article publié par Boris Strougatski en 1995. Ce texte est hélas tristement d’actualité.
Nous remercions Franz Rottensteiner pour son autorisation.
Le fascisme, c’est très simple
Note épidémiologique
Boris Strougatski
La peste est dans notre maison. Nous sommes incapables de la traiter. De plus, bien souvent nous ne savons même pas comment poser un diagnostic correct. Et celui qui a déjà été infecté ne remarque souvent pas qu’il est malade et contagieux.
Il lui semble tout savoir sur le fascisme. Après tout, tout le monde sait que le fascisme, ce sont des uniformes noirs de SS, des aboiements, des bras levés en un salut romain, des croix gammées, des bannières noires et rouges, des colonnes en marche, des squelettes derrière des barbelés, la fumée grasse des cheminées des fours crématoires, un Führer possédé avec une frange, le gros Goering, le pince-nez luisant de Himmler, et une demi-douzaine de figures plus ou moins authentiques de Dix-sept Moments du printemps [roman de Youlian Semenov, 1969], de L’Exploit d’un éclaireur [film de Boris Barnet, 1947], de La Chute de Berlin [film de Mikhaïl Tchiaoureli, 1949], etc.
Oh, nous savons parfaitement ce qu’est le fascisme – le fascisme allemand, c’est-à-dire l’hitlérisme. Il ne nous vient jamais à l’esprit qu’il existe un autre type de fascisme, tout aussi vil, tout aussi terrible, mais le nôtre, local.
Et c’est peut-être pour cela que nous ne le voyons pas du tout, alors qu’il grandit sous nos yeux comme une tumeur maligne silencieuse dans le corps du pays.
On discernons cependant la croix gammée, camouflée sous des signes runiques. On entend des cris rauques appelant à des représailles contre les étrangers. Nous remarquons parfois les slogans et les images obscènes sur les murs de nos maisons. Mais nous ne pouvons pas admettre que c’est aussi du fascisme. Nous pensons tous que le fascisme, c’est les uniformes noirs des SS, les aboiements dans une langue étrangère, la fumée grasse des cheminées des fours crématoires, la guerre…
Maintenant, l’Académie des sciences, suite à un décret présidentiel, formule avec fébrilité une définition scientifique du fascisme. Il faut supposer qu’il s’agira d’une définition précise et complète, pour toutes les occasions. Et bien sûr, diablement complexe.
Cependant, le fascisme est simple. Il est même très simple !
Le fascisme est une dictature de nationalistes. En conséquence, un fasciste est une personne qui professe (et prêche) la supériorité d’une nation sur les autres et, en même temps, est un champion actif de la « main de fer », de la « discipline-ordre », des « gants de fer » et autres délices du totalitarisme.
Et c’est tout. Il n’y a rien d’autre à la base du fascisme. Dictature plus nationalisme. Gouvernance totalitaire d’une seule nation. Et tout le reste – la police secrète, les camps, les autodafés, la guerre – n’est que le germe de cette graine toxique, comme la mort d’une cellule cancéreuse.
Une dictature de fer avec tous ses charmes sépulcraux est possible, disons la dictature de Stroessner au Paraguay ou celle de Staline en URSS, mais puisque l’idée nationale (raciale) n’est pas l’idée totale de cette dictature, ce n’est plus du fascisme. Il est possible d’avoir un État fondé sur une idée nationale, disons Israël, mais s’il n’y a pas de dictature (la « main de fer », la suppression des libertés démocratiques, la toute-puissance de la police secrète), ce n’est plus du fascisme.
Des expressions telles que « démo-fasciste » ou « démocrate fasciste » sont complètement dénuées de sens et analphabètes. C’est aussi absurde que « eau bouillante glacée » ou « puanteur parfumée ».
Un démocrate, oui, peut être un nationaliste dans une certaine mesure, mais par définition, il est l’ennemi de toute dictature et, par conséquent, il ne sait tout simplement pas comment être fasciste. Tout comme aucun fasciste ne sait être un démocrate, un partisan de la liberté d’expression, de la liberté de la presse, de la liberté de se rassembler et de manifester, il est toujours pour une seule liberté – celle de la Main de fer.
Je peux facilement imaginer une personne qui, après s’être familiarisée avec toutes ces définitions qui sont les miennes, dira (en émettant des doutes): « Ainsi, d’après vous, il y a cinq ou six cents ans, tout dans le monde était fasciste: les princes et les rois, les seigneurs et les vassaux… »
En un sens, une telle remarque vise juste, mais elle est « inversement » vraie : le fascisme est un féodalisme en retard de développement, qui a survécu et à l’âge de la vapeur, et à l’âge de l’électricité et à l’âge de l’atome, et est prêt à survivre à l’ère des vols spatiaux et de l’intelligence artificielle.
Les relations féodales semblaient avoir disparu, mais la mentalité féodale s’est avérée tenace et puissante, elle s’est avérée plus forte que la vapeur et l’électricité, plus forte que l’alphabétisation universelle et l’informatisation universelle.
Sa vitalité est certainement due au fait que le féodalisme est enraciné dans l’époque pré-féodale, celle des hommes des cavernes, dans la mentalité d’un troupeau de singes sans queue dévorés par les puces : tous les étrangers vivant dans la forêt voisine sont dégoûtants et dangereux, tandis que notre chef est superbement cruel, sage et vainqueur des ennemis. Cette mentalité primitive, apparemment, ne quittera pas de sitôt la race humaine. Et ainsi le fascisme est le féodalisme d’aujourd’hui. Et de demain.
Seulement, s’il vous plaît, ne confondez pas nationalisme et patriotisme ! Le patriotisme est l’amour pour son peuple, et le nationalisme est l’hostilité envers un peuple étranger. Le patriote sait parfaitement qu’il n’y a pas de mauvais et de bons peuples – il n’y a que des mauvaises et des bonnes personnes. Un nationaliste, d’autre part, pense toujours en termes « d’amis ou d’ennemis », de « ceux qui sont des nôtres et ceux qui ne le sont pas », de « voleurs-truands », et désigne facilement des nations entières comme scélérates, ou imbéciles, ou des criminelles.
C’est le signe le plus important de l’idéologie fasciste – la division des gens entre « les nôtres et les autres ». Le totalitarisme stalinien est basé sur une idéologie similaire, c’est pourquoi ils sont si semblables, ces régimes : des régimes meurtriers, des régimes destructeurs de culture, des régimes militaristes. À ceci près que les nazis divisent les gens en races et les staliniens en classes.
Un aspect très important du fascisme est le mensonge.
Bien sûr, tous ceux qui mentent ne sont pas des fascistes, mais tout fasciste est nécessairement un menteur. Il est simplement obligé de mentir.
Parce que parfois, la dictature peut encore être justifiée d’une manière ou d’une autre, à tout le moins, mais toujours raisonnablement, alors que le nationalisme ne peut être justifié que par des mensonges – par de faux « Protocoles » ou en déclamant que « les Juifs ont saoulé le peuple russe », « tous les Caucasiens sont des bandits nés », etc. C’est pourquoi les fascistes mentent. Et ils ont toujours menti. Et personne n’a dit plus juste à leur sujet qu’Ernest Hemingway : « Le fascisme est un mensonge proféré par des bandits. »
Donc, si vous avez soudainement « réalisé » que seul votre peuple est digne de toutes les bénédictions et que tous les autres peuples autour sont de seconde classe, félicitations : vous avez fait votre premier pas vers le fascisme. Alors vous réalisez que votre peuple n’atteindra de nobles objectifs que lorsque l’ordre de fer sera établi et que la bouche de toutes ces grandes gueules et écrivaillons qui parlent de libertés aura été fermée ; quand tous ceux qui sont contre vous seront mis en joue (sans procès ni enquête), et que les étrangers seront impitoyablement plaqués au sol…
Et une fois que vous avez accepté tout cela, le processus est terminé : vous êtes déjà un fasciste. Vous ne portez pas un uniforme noir avec une croix gammée. Vous n’avez pas l’habitude de crier « Heil ! » Toute votre vie, vous avez été fier de la victoire de notre pays sur le fascisme et peut-être avez-vous personnellement aidé à cette victoire. Mais vous vous êtes permis de rejoindre les rangs des combattants d’une dictature nationaliste car vous êtes déjà un fasciste. Comme c’est simple ! Comme c’est terriblement simple.
Et ne dites pas maintenant que vous n’êtes pas du tout une personne méchante, que vous êtes contre la souffrance des innocents (seuls les ennemis de l’ordre doivent être mis en joue, seuls les ennemis de l’ordre doivent être placés derrière des barbelés), que vous-même avez des enfants-petits-enfants, que vous êtes contre la guerre… Tout cela n’a plus d’importance, tant que vous avez reçu la Communion du Buffle [allusion à un roman d’Heinrich Böll, Billard um halb zehn, 1959].
La route de l’histoire est tracée depuis longtemps, la logique de l’histoire est impitoyable, et dès que vos Führers arriveront au pouvoir, un tapis roulant bien huilé se mettra en marche : élimination des dissidents, suppression des inévitables manifestations, camps de concentration, potences, déclin de l’économie pacifique, militarisation, guerre…
Et si vous revenez à la raison et que vous voulez à un moment donné arrêter ce terrible tapis roulant, vous serez détruit sans pitié, comme le dernier des démocrates-internationalistes.
Vos bannières ne seront pas rouge-brun, mais, par exemple, noir-orange. Vous ne crierez pas « Heil ! » lors de vos meetings, mais « Gloire ! »
Vous n’aurez pas de Sturmbannführers, mais il y aura une sorte d’essaouls-capitaines de brigade, et l’essence du fascisme – de la dictature des nazis – restera, ce qui signifie que les mensonges, le sang, la guerre resteront – une guerre peut-être maintenant nucléaire.
Nous vivons une époque dangereuse. La peste est dans notre maison. Elle frappe d’abord les offensés et les humiliés, et ils sont si nombreux maintenant.
L’histoire peut-elle être inversée ? C’est probablement possible, si des millions le veulent. Alors, faisons en sorte qu’il n’y ait pas à le vouloir. Après tout, beaucoup de choses dépendent de nous. Pas toutes, bien sûr, mais beaucoup.
Boris Strougatski
1995.