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Vassili Levchine: le Perrault russe

Amis lecteurs, vous connaissez sans doute notre passion pour le folklore des Slaves de l’Est, et notamment pour les chants épiques, qu’ils soient russes (les bylines) ou ukrainiens  (les dumy). Nous pensions à tort que le premier à avoir fait parler de ces chants en France était Alfred Rambaud, avec sa Russie épique. Étude sur les chansons héroïques de la Russie, publiée chez Maisonneuve en 1876.

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Nous nous trompions. Dès 1804 paraissaient dans les Archives littéraires de l’Europe deux textes présentés comme des contes russes, mais qui étaient en réalité des bylines en prose. Des bylines un peu particulières, cela-dit, car si elles ressortaient de types bien connus, elles contenaient des éléments très particuliers, vraisemblablement dus à la plume d’un auteur. Cet auteur (qui n’est pas mentionné dans ces traductions françaises), c’est Vassili Levchine. Ancien cuirassier, retraité de l’armée russe, proche de l’éditeur Novikov, il fut un véritable polygraphe, qui, à la manière plus tard d’un Odoievski, écrivit sur tout et n’importe quoi. Et parmi tout ceci, un important recueil de Contes russes, publié en 1780-1783, l’un des premiers du genre donc.

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Rien de tout ceci ne semble avoir été traduit en français, en dehors donc des deux contes des Archives littéraires, que nous rééditons aujourd’hui, en les accompagnant de commentaires. Mais il est clair qu’il faudra un jour faire découvrir aux lecteurs français les Contes russes de Levchine.

Andreï Zarine, un maître du détective

Depuis quelques années, éditeurs et lecteurs russes redécouvrent Andreï Efimovitch Zarine (1862-1929), auteur tombé dans l’oubli à sa mort, mais qui fut célèbre au début du XXe siècle.

Zarine est né à Saint-Pétersbourg, où il a fait une partie de ses études avant d’intégrer un lycée de Vilnius. Il commence à publier en 1881 dans un journal local. En 1883, il est arrêté pour détention et distribution de littérature illégale (autrement dit de propagande révolutionnaire), mais il est libéré sous caution un mois plus tard. Il revient à Saint-Pétersbourg en 1884. En 1906, alors qu’il était rédacteur en chef du journal La Vie moderne, il fut condamné à un an et demi de prison.

Son œuvre, abondante, comprenant à la fois des romans et des recueils de nouvelles, se partage essentiellement entre deux genres : le roman historique et le policier. Si, pour ce qui concerne le premier, il était loin d’être le seul, pour le second, il fait figure de précurseur. Il continua à publier après la Révolution d’octobre, toujours dans le domaine du roman historique, y ajoutant des récits d’histoire révolutionnaire.

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Le texte que nous rééditons aujourd’hui, Nuit terrible, est une œuvre de jeunesse de l’auteur. C’est la seule nouvelle de lui qui ait été traduite en français. Elle ne relève ni du roman historique, ni du détective, mais d’un genre qui n’existait pas encore : le thriller.

L’Île des navires perdus en précommande

C’est l’été, tout va bien, tout est calme, et subitement… une bonne nouvelle!
Notre changement d’imprimeur nous est décidément bénéfique, puisque nous allons pouvoir publier le roman d’Alexandre Beliaev, L’Île des navires perdus, moins cher que nous le pensions.

Pour mémoire, L’Île des Navires perdus, c’est ceci:

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Le bateau semblait rester immobile. Cependant, un faible courant l’emportait vers le cœur de la mer des Sargasses. Ils rencontraient de plus en plus souvent les vertiges verdis et à demi-pourris d’autres navires, qui apparaissaient tels des défunts, avec leurs membrures semblables à des côtes et leurs mâts brisés. Ces vestiges suivaient le bateau durant un moment, puis s’éloignaient lentement au loin.

Un détective et son prisonnier empruntent un transatlantique pour revenir aux USA quand une tempête pousse leur bateau au cœur de la mer des Sargasses, là où se trouve l’Île des Navires perdus…

Pionnier du roman d’aventure soviétique de l’entre-deux-guerres, Alexandre Beliaev (mort en 1942), offre ici un récit captivant.

Traduction de Viktoriya et Patrice Lajoye.

Cette édition est ornée des illustrations anonymes qui ornaient la première édition russe, et dont voici un échantillon (cliquez sur les images pour les agrandir):

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Ces illustrations ont été numérisées à partir des originaux imprimés sur du très mauvais papier: elles ne sont donc pas toujours très propres, mais elles conservent un charme irremplaçable.

Parution prévue : septembre 2015.

ISBN 979-10-94441-23-7, et donc 17,50 €.

Pour commander, suivez le lien!

Russe, ukrainienne, polonaise ou française?

Nous venons de rééditer en numérique une nouvelle de Sémène Zemlak. Un nom qui ne dira plus rien à qui que ce soit de nos jours. Mais cet auteur en son temps, entre 1900 et le déclenchement de la Première Guerre mondiale, a rencontré un estimable succès pour ses romans et nouvelles. Elle fut d’ailleurs traduite en diverses langues, dont l’ukrainien.

Sémène Zemlak est en fait le pseudonyme de Elena Zebrowska, née en Ukraine, au sein d’une famille noble polonaise, et de fait citoyenne russe. Mais elle s’est exilée: d’abord en Suisse, puis en Allemagne, enfin et surtout en France, où elle a fait toute sa carrière littéraire en français (même si elle pouvait aussi parfaitement s’exprimer en polonais, en ukrainien, en russe et en allemand).
Polonaise de naissance, ukrainienne de cœur, citoyenne russe (une citoyenneté qu’elle rejeta, alors même que la critique parisienne l’a instantanément étiquetée « auteur russe »), femme de lettres d’expression française: qu’est-elle, finalement? Peu nous importe. Elle a su pendant une décennie chanter son Ukraine natale, par exemple dans la nouvelle Sawka Doudar, un texte tout simple, mais qui a la beauté d’un conte.

Et il est fort probable que nous revenions un jour vers son œuvre.

Demandez le programme!

Il est temps d’aborder l’avenir, avec notre programme de parution pour le second semestre 2015. Cinq livres en tout, de septembre à décembre.

Notez que les précommandes sont ouvertes pour le roman d’Alexandre Beliaev!

Alexandre Beliaev

L’Île des navires perdus

Couv Beliaev

ISBN 979-10-94441-23-7, 19 €.

Le bateau semblait rester immobile. Cependant, un faible courant l’emportait vers le cœur de la mer des Sargasses. Ils rencontraient de plus en plus souvent les vertiges verdis et à demi-pourris d’autres navires, qui apparaissaient tels des défunts, avec leurs membrures semblables à des côtes et leurs mâts brisés. Ces vestiges suivaient le bateau durant un moment, puis s’éloignaient lentement au loin.

Un détective et son prisonnier empruntent un transatlantique pour revenir aux USA quand une tempête pousse leur bateau au cœur de la mer des Sargasses, là où se trouve l’Île des Navires perdus…

Pionnier du roman d’aventure soviétique de l’entre-deux-guerres, Alexandre Beliaev (mort en 1942), offre ici un récit captivant.

Édition illustrée, traduction de Viktoriya et Patrice Lajoye

Parution prévue : septembre 2015. Précommandes ouvertes.

Eugène Sallias

Le Français

Couv Salias

ISBN : 979-10-94441-24-4, 19 €.

« Alors, c’est donc la vérité, ce que l’on m’a raconté sur tes extravagances ? Certains disent même que tu es devenu fou… On raconte que tu achètes chaque jour des maisons à Moscou, ainsi que tout le blé et le vin…

– C’est la pure vérité.

– Tu veux t’engraisser aux frais du Français… Avec ce vin et ce blé… Je comprends, même si j’ai du mal à le croire. Je n’aurais jamais pensé que tu puisses commettre un tel acte antipatriotique. C’est presque qu’une trahison…

– C’est vrai, votre Excellence. Mais je n’irai pas jusqu’à ce péché. J’ai acheté tout cela pour le détruire… »

Juin 1812. La Grande Armée franchit le Niémen et attaque l’Empire russe. Septembre 1812. Le Français arrive aux portes de Moscou. Mais la résistance s’organise…

Contrairement à ce que son nom indique, Eugène Sallias de Tournemire (1840-1908) est bien un auteur russe. Il a publié durant sa carrière de nombreux romans historiques qui l’ont fait considérer comme l’Alexandre Dumas russe.

Traduction de Viktoriya et Patrice Lajoye

Parution prévue : octobre 2015.

Patrice Lajoye

Perun, dieu slave de l’orage. Archéologie – histoire – folklore

Lajoye couverture

ISBN : 979-10-94441-25-1, 23 €.

Les Slaves païens de l’Antiquité et du Moyen Âge ont longtemps eu un panthéon commun, lequel était dominé par Perun, le dieu de l’orage, mettre du ciel et des éléments. Connu par des textes anciens, mais aussi par des chansons, des contes, et même des noms de lieu, il a survécu à la christianisation en étant récupéré par deux saints : Élie et Georges, qui ont repris sa place.

Patrice Lajoye travaille au CNRS, il est docteur en Histoire des religions comparées, auteur de divers ouvrages sur les mythologies celtique, scandinave, et maintenant slave.

Parution prévue : novembre 2015.

Nady Baschmakoff

Les Dieux puissants

Couv Baschmakoff

ISBN : 979-10-94441-26-8, 19 €.

« À toi Poséidon et aux Cabires terrestres et marins ! Dieux grands, Dieux puissants, Princes de la mer et du feu ! Vous êtes saints et plus forts que toute puissance : vous êtes saints et plus grands que toute majesté. Recevez le pur sacrifice verbal de l’âme et du cœur qui monte vers vous, oh ! Inexpressibles, Ineffables que le silence seul peut nommer ! Ne permettez pas que périssent ceux qui sont vos enfants, votre race, votre création. Arrêtez la fureur de ces flots qui obéissent à la pensée, à peine conçue en votre sein. »

Hipparque le Spartiate a commis un meurtre. Rongé par le remords, il pense que l’initiation aux mystères de Samothrace lui permettra de retrouver une raison de vivre. Mais sa rencontre avec Atalante, la belle et farouche fille du grand prêtre, va tout bouleverser.

Nady Baschmakoff (1885-1938) publie à partir de 1910 dans une revue en français devenue confidentielle un étonnant roman qui n’a pas son équivalent dans toute la littérature russe. Ni fantastique, ni historique, il nous plonge dans le lointain passé de la Grèce et nous mène au cœur des grands mystères religieux.

Parution prévue : décembre 2015.

Viktoriya et Patrice Lajoye

Les Premiers feux. Penser le futur en Russie, d’Alexandre Ier à Staline

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ISBN : 979-10-94441-27-5, 19 €

La Russie est une des terres d’élection de l’utopie. Depuis plus de deux siècles, les philosophes, mais aussi et surtout les écrivains, ont tenté de déterminer quel sera le futur, non seulement de leur pays, mais aussi de toute l’Europe. Entre optimisme et désespoir, Les Premiers feux présentent neuf visions du futur, dont certaines sont traduites pour la première fois en français.

Textes de Wilhelm Küchelbecker, Vladimir Odoievski, Dmitri Mamine-Sibiriak, Konstantin Tsiolkovski, Valeri Brioussov, Ferdynand Ossendowski, Mikhaïl Artsybachev, Alexandre Kouprine, et Efim Zozoulia.

Parution prévue : octobre-décembre 2015.

Sur la condition des Juifs en Russie tsariste

Petit à petit, notre série de publications directement en numérique s’agrandit. Bien entendu, il nous sera toujours impossible de publier ainsi un roman ou un recueil de nouvelles uniquement sur ces supports, mais pour ce qui concerne des nouvelles isolées, nous considérons que rien ne nous est impossible. C’est pour nous une manière de défricher le terrain et de faire ressurgir des auteurs méconnus, en espérant pouvoir leur offrir mieux par la suite.

Semen Youchkevitch est de ceux-là. Bien qu’ayant vécu en France, il a été très peu publié en français. Il faut dire qu’il s’est intéressé à un sujet particulièrement sensible à l’époque: les Juifs en Russie. Leur vie n’était pas simple dans l’Empire des tsars, ne serait-ce qu’au quotidien: de nombreux métiers leur étaient interdits. Il faut se souvenir que le mot pogrom lui-même est un mot russe, tiré du verbe громить: « dévaster, piller, écraser ».

Mais tout en plaignant ses personnages, Youchtkevitch ouvre un oeil lucide sur eux et leur incapacité à évoluer. Ce n’est pas pour rien si le cabaretier Heimann attend aide et salut d’un voisin nommé Élie, quand on sait que le prophète Élie, chez les Juifs orientaux, était vénéré comme personnage secourable.

La traduction du Cabaretier Heimann a été publiée originellement dans L’Aurore, fameux journal qui prit la défense de Dreyfuss et qui publia le fameux « J’accuse » d’Émile Zola. Ce n’est évidemment pas pour rien.

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La revoici donc maintenant en numérique, dans une version que nous avons légèrement révisée.

Sergueï Solomine – La Fin de Sherlock Holmes

Nous avons commis une petite erreur dans notre introduction à Sherlock Holmes en Sibérie de P. Orlovets. Dans notre énumération des pastiches russes, nous avons oublié un texte, à côté duquel nous sommes passés pour un bête problème de translittération : en effet, Holmes y est translittéré Хольмс au lieu de Холмс comme cela se fait d’ordinaire. Qu’à cela ne tienne, pour nous faire pardonner, voici ce texte. Il s’agit d’un hommage humoristique dont l’auteur est Sergueï Stretchkine (1864-1913), un important écrivain populaire du début du XXe siècle, auteur de récits d’aventures, de détectives, fantastiques voire de science-fiction. Stretchkine publiait régulièrement sous le pseudonyme de S. Solomine, et c’est sous ce nom qu’est parue, en 1911, la nouvelle La Fin de Sherlock Holmes, dans la revue Le Journal bleu (Синий журнал), n°26. Comme tout le reste de l’œuvre de cet auteur, ce texte était jusqu’ici inédit en français.

Journal bleu

Sergueï Stretchkine (Sergueï Solomine)

La Fin de Sherlock Holmes

 

Tard dans la soirée, le docteur Watson était encore assis dans son bureau et examinait les documents qui devaient servir de matériaux à un nouveau volume des aventures du célèbre détective. La nuit noire régnait derrière les fenêtres du cottage.

Il se détachait souvent de son travail, pour admirer une fois de plus son tout nouveau divan, recouvert d’un excellent tissu persan. Il avait fait cette belle acquisition la veille, et quatre vigoureux gaillards l’avaient livrée du magasin de meuble le matin même.

Le silence n’était rompu que par le bruissement du papier et le fort tic-tac de la vieille horloge. Soudain le docteur Watson tressaillit. Il lui sembla que le siège du divan se soulevait un peu. Habitué aux surprises, il rapprocha de lui son browning, toujours posé sur son bureau.

Le siège continuait de se lever, et par la fente ainsi formée, se montra une main humaine aux longs doigts fins. L’horloge sonna deux coups…

Une voix familière et moqueuse se fit entendre :

« Mon ami, laissez donc votre arme et abaissez le store des fenêtres. »

Watson obéit aussitôt.

Le siège se releva définitivement, et de la caisse du divan jaillit la maigre silhouette de Sherlock Holmes. Le docteur se précipita vers son ami et lui serra la main.

« Mon cher, ne posez aucune question, et donnez-moi à manger en prenant soin de ne déranger personne de la maison.

– Mais pourquoi ?

– Watson, je devais vous voir, mais une douzaine de paires d’yeux me poursuit, des yeux pas moins pénétrants que les miens. La Providence elle-même vous a inspiré l’heureuse idée d’acheter ce divan. Et ce fut très facile pour votre serviteur de s’y retrouver.

Ayant dévoré une collation froide et bu un verre de whisky, Sherlock Holmes alluma une pire bourrée d’un célèbre tabac et s’allongea dans un fauteuil incliné.

« Watson, jamais auparavant votre ami ne s’est retrouvé dans une telle situation, de victoire et de défaite en même temps. Vous avez probablement remarqué que durant ces deux dernières années, à Londres, Paris, Vienne, Berlin, Amsterdam, New York, San Francisco, Tokyo, Vladivostok, Saint-Pétersbourg et dans d’autres grandes villes, nombre de crimes audacieux ont été commis et sont restés impunis ? On a pillé plusieurs banques et sociétés anonymes, on a enlevé quelques belles filles, de grandes aristocrates, nous sommes sans nouvelles de l’héritier d’un milliardaire américain, on a tué et dévalisé Jonas, un vieux Juif qui avait l’habitude d’entreposer dans sa maison isolée des monceaux de bijoux. Près de Varsovie, un train emmenant des passagers extraordinairement riches et chargé de diamants pour une valeur d’un million de livres sterlings a déraillé. Un vol a été commis au Vatican, et on a dérobé dans le trésor d’une famille régnante, un diamant sans égal. Une mine de ces mêmes pierres précieuses du Transvaal a aussi été attaquée. L’Amirauté britannique cherche en vain le torpilleur 107… Dois-je continuer, Watson ? Vous vous demandez quels sont les liens entre ces crimes ? Apparemment aucun. C’est ce que je pensais. Cependant, en vérifiant des détails les concernant, et après avoir fait quelques voyages autour du monde, j’en suis arrivé au fait que tout cela concerne une bande criminelle internationale. Vous connaissez ma méthode : il me suffit de saisir le bout du fil, et toute la pelote est dans ma main ! Je connais de nom et de vue les douze meneurs de ce dangereux gang. Et trois femmes dirigent tout ! La bande a projeté de réaliser le cambriolage d’une banque : grandiose, dix millions de livres sterling, Watson ! Mais pour la mise en œuvre de ce plan, il leur manque une information. Mon cher, le temps passe et dans quinze minutes je devrai disparaître. Il est nécessaire de porter le coup fatal et ces belles diablesses se retrouveront derrière les barreaux. Voici un paquet : vous trouverez dedans tous les détails. Si dans deux jours, je ne reviens pas vers vous, confiez-le aux autorités. Mais pas avant ! Sauf si… »

Sherlock Holmes n’acheva pas sa phrase. L’électricité fut coupée et Watson entendit clairement dans l’obscurité soudaine un son sifflant. Il sentit un parfum doucereux, enivrant : son souffle se coupa et il perdit conscience…

Lorsqu’il se réveilla, dans la matinée, la fenêtre était ouverte. Holmes avait disparu. Le paquet et les documents accusateurs s’étaient aussi envolés.

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« Ha ! ha ! ha ! » Le rire de trois charmantes femmes se fit entendre. À ces gaies modulations féminines, la voix de basse d’un grand brun athlétique fit écho.

« Bonjour, grand détective ! »

Une belle femme bronzée darda sur Holmes les étoiles noires de ses yeux et lui envoya un baiser aérien. Le détective était ficelé dans un fauteuil.

Une superbe blonde rejeta ses cheveux dorés en arrière : ses boucles se tordirent jusqu’au sol. Elle afficha sous les yeux indifférents de Holmes la blancheur neigeuse de sa poitrine maintenue par un corsage de velours noir.

La troisième femme était une splendide créature. Ses grands yeux aux sourcils arqués et lisses regardaient naïvement le monde avec tendresse. Tout en elle accusait la Parisienne : son nez busqué provoquant, sa petite bouche qui semblait peinte de sang frais.

« M’sieur Holmes, croyez bien que j’ai lu vos merveilleuses aventures avec beaucoup de plaisir, dit-elle. J’ai même beaucoup appris grâce aux méthodes que vous utilisez lors de vos investigations. Quand, au sein du Conseil des Trois, nous discutions de la question de la peine de mort, que vous avez à proprement parler bien méritée depuis longtemps, j’ai été la première à donner ma voix en votre faveur et j’ai convaincu notre présidente de vous laisser la vie.

– Et le Juif Jonas ? Et les vies sacrifiées dans le déraillement du train près de Varsovie ? éclata Holmes d’une voix sépulcrale.

– Nous n’en discuterons pas ! Avec votre esprit pénétrant, vous avez sans doute deviné pourquoi nous vous avons kidnappé ?

– Vous comptez cambrioler une banque. Mais pour ouvrir la porte du coffre, vous avez besoin de connaître les trois mots de passe formant la combinaison secrète de la serrure. Vous ne connaissez que le premier : Alsinor. Et vous espérez m’arracher les deux autres.

– Quelles sont vos conditions ?

– Je ne négocie pas avec les assassins et les voleurs.

– Nous n’attendions pas d’autre réponse. Pourtant, que diriez-vous de vingt pour cent du butin ?

– La richesse ne m’a jamais séduit.

– Et si nous révélons l’emplacement du torpilleur 107 ? Si nous vous rendons l’héritier enlevé ? Ou les trésors du Vatican ?

– Je découvrirai bien cela sans votre aide.

– Vous oubliez que vous ne retrouverez la liberté qu’au prix des deux mots. Sinon…

– Je ne crains pas la mort. » Les yeux gris acier du grand détective brillèrent.

« Pensiez-vous que vous mourrez d’une façon si simple ? Du revolver, d’un poison ou du poignard ? Connaissez-vous la torture par le feu ?

– J’ai été brûlé jusqu’à l’os, au fer rouge, par les Pirates de la Tamise.

– Et l’eau ?

– Sur les îles Sandwich, le gang de Juarez m’a fait avaler tout un baril d’eau. »

La blonde princière leva la main.

« Assez ! Appelez Yadi Samagatu ! »

Une minute plus tard, arriva un Japonais nerveux à la démarche rapide. Il alla droit sur Holmes et commença à presser constamment les mains et les pieds du détective. Puis il fit quelque chose à son cou. Enfin il travailla avec ses doigts la poitrine et le ventre. Enfin, abandonnant sa victime, il resta pantois, désespéré.

« Cet homme est passé par l’école de torture japonaise que nous appelons la ‘Danse de la Mort’. Chaque partie de son corps résiste au ‘Massage de l’Enfer’.

– Dans ce cas, dit la blonde, essayons l’électricité. »

Le brun athlétique posa sur la tête de Holmes un casque de métal et entortilla un fil autour de son corps. La blonde tourna le bouton du commutateur…

Seuls les scélérats invétérés peuvent regarder sans ressentir de l’horreur une séance de torture par l’électricité. Holmes éprouva des souffrances surhumaines, son corps se contracta en une crampe douloureuse, on eût dit que sa tête allait se briser en morceaux. Malgré le fait qu’il était attaché au fauteuil, il bondit vers le plafond.

La blonde coupa le courant.

« Direz-vous les deux mots, Holmes ?

– Jamais ! » fit le détective d’une voix essoufflée avant de s’évanouir.

Lorsqu’il se réveilla, la salle était plongée dans les ténèbres. Les femmes infernales – les chefs de la bande – et leurs associés s’étaient cachés quelque part. Soudain la porte s’ouvrit et Holmes vit s’approcher doucement une silhouette féminine enveloppée dans un voile.

Le tissu blanc tomba, et devant le détective, la blonde apparut dans toute la splendeur de sa beauté majestueuse. Elle n’avait pour seul vêtement que la vague épaisse de sa chevelure d’or. Elle se serra contre Holmes et couvrit son visage de baisers passionnés. L’odeur attirante du corps de la jeune femme, mêlée à un parfum de lotus, lui faisait tourner la tête.

« Chéri, dis-moi les deux mots, et je serai tienne. Je te procurerai par un doux poison une passion folle, comme tu n’en as jamais connue ! »

La beauté délia les bras du détective et triomphait déjà en sentant ses mains enserrer ses hanches nues.

Le claquement sec des menottes d’acier se fit entendre dans la pièce, bracelets que Holmes avait extirpés comme l’éclair d’une poche de côté, et qu’il avait fermés autour des bras de la blonde en les repoussant dans son dos.

« Au nom de la loi, je t’arrête ! » tonna-t-il. Et rapidement il libéra ses pieds de la corde.

Mais la blonde eut le temps de bondir vers le mur et de presser le bouton de la sonnette.

Cinq noirs d’une taille monstrueuse firent irruption. Ils saisirent Holmes et le renversèrent sur le plancher. L’un d’eux déboutonna une des manchettes du détective et dénuda son bras jusqu’au coude.

Les autres chefs de la bande entrèrent et les stores furent ouverts. La pièce fut inondée par les rayons du soleil.

Une voix puissante se fit entendre. « Sahir Naguib, fais-en ton affaire ! » Un Hindou basané s’approcha de Holmes avec une seringue et lui injecta quelque chose sous la peau.

Les noirs jetèrent de force le détective dans un coin et dans le même temps, une grille tomba, séparant la pièce en deux. Le détective se retrouva en cage. De l’autre côté, toute la bande s’était installée sur des chaises… les trois belles femmes devant tous les autres.

Ce fut cette fois la brune, en qui la sagacité de Holmes avait reconnu une Mexicaine, qui se mit à parler :

« Grand détective, vous pensez certainement qu’on vous a injecté un poison mortel et mentalement vous dites adieux à la vie. Détendez-vous ! Il s’agit juste d’une décoction de racines indiennes de suambo. Savez-vous ce que cela signifie ? Son action commencera dans dix minutes. Dites les deux mots, et derrière vous s’ouvrira une porte dans le mur. »

Holmes sombra dans la torpeur d’une terreur froide. Il connaissait l’action du suambo, en injection sous-cutanée, et il s’en était servi une fois sur un Cafre qui au Transvaal avait avalé un diamant clair comme l’eau. Ainsi avait-il pu récupérer la célèbre « Étoile du Sud ».

Aucune torture ne pouvait être comparée à ce que ressentait le détective. La honte et l’humiliation l’attendaient. En présence de dames, même s’il s’agissait de criminelles.

« Duncan ! » cria Holmes d’une voix qui n’était plus la sienne.

« Et le troisième mot ?

– Lady… Lady Millsboro ! »

Aussitôt une porte s’ouvrit dans son dos.

La même nuit, une banque fut cambriolée.

« Mon cher Watson, dit avec découragement le grand détective, autrefois fier, je refuse de continuer à exercer la profession d’expert en matière criminelle. Il y a une force devant laquelle cède le courage britannique. Cette force peut se dire : ‘shocking’[1]. »

Ainsi Sherlock Holmes cessa toute activité et s’occupa de culture maraîchère et d’apiculture…

 

Синий журнал (Le Journal bleu), 1911, n° 26

Traduit du russe par Viktoriya et Patrice Lajoye. © 2015 – Éditions Lingva.

[1] En anglais dans le texte.

Un article de P. Orlovets

Nous ne sommes pas les premiers à avoir traduit P. Orlovets !

Explorer la presse ancienne peut apporter des surprises, même les plus surprenantes. Notre découverte est datée de 1904. À cette époque, Petr Doudorov, qui signait déjà P. Orlovets, n’était pas encore un écrivain populaire, mais un journaliste, correspondant du Rouss (Русь), journal libéral. Il fut le correspondant de guerre du Rouss de 1904 à 1905, durant le conflit russo-japonais dont il revint blessé à la tête. Il n’est pas seul sur place : un certain Nikolaï Kirilov (pseudonyme de Nikolaï Popov, qui fut blessé au combat le 31 août 1904), est aussi sur place au service du même journal.

Radical

Notre affaire commence le 6 décembre 1904 dans les pages du journal français Le Radical, qui depuis des années déjà, scrute attentivement la presse russe libérale. On y trouve une brève comme il en publie tant :

 

« Le correspondant de la Rouss à Moukden rapporte le bruit que pendant une audacieuse surprise nocturne dans le camp japonais du village de Lidiatoun, un détachement de cosaques du Don et de chasseurs volontaires russes a capturé huit canons, tué ou blessé plusieurs Japonais. »

Le Radical, n°341, mardi 6 décembre 1904.

 

Jugeant sans doute ce texte trop bref, Le Radical revient plus longuement sur l’affaire le samedi suivant, en traduisant la note du correspondant en question – P. Orlovets – en intégralité, tout en sachant qu’elle n’a finalement aucun valeur :

 

« La Guerre

Un fait d’armes des Cosaques

Le correspondant militaire de la Rouss télégraphie de Moukden, à la date du 3 décembre, l’intéressant récit suivant d’un fait d’armes des cosaques du Don. Sauf la prise d’une batterie japonaise, démentie par un télégramme ultérieur, c’est un nouveau succès à l’actif des Russes dans les derniers engagements partiels :

Moukden, 3 décembre

Durant toute la journée d’hier, notre artillerie de siège canonna les villages occupés par les Japonais à l’est de la voie ferrée. En même temps, les cosaques du Don, après avoir tourné les postes ennemis à l’ouest de la voie, à proximité du village Lidiatoun, forcèrent ces postes à reculer.

Le soir, on demanda à deux régiments de ligne et aux cosaques de détacher des volontaires pour poursuivre l’action engagée. Les soldats et les cosaques répondirent en chœur qu’ils iraient tous. Les chefs furent donc obligés de faire le choix eux-mêmes, et, à deux heures de la nuit du 3 décembre, le détachement sortit.

En groupes séparés, il se dirigea vers la droite, tourna silencieusement les postes de garde japonais, transperça de la baïonnette tous les hommes qui composaient ces derniers, puis se précipita sur la batterie japonaise située au sud de Lidiatoun. L’ennemi ne s’attendait pas à une attaque aussi téméraire et aussi prompte. Tout le camp dormait au moment où les cosaques du Don s’élancèrent bride abattue sur la batterie. Les fantassins les suivirent. Terrifiés, surpris, les Japonais quittèrent leurs tentes à demi vêtus. Nos soldats les chargèrent aussitôt à la baïonnette, et les cosaques au sabre. Tout le camp fut alarmé. Mais la lutte ne dura que quelques minutes. Les Japonais s’enfuirent en nous abandonnant huit canons et de nombreux objets de camp. C’est du moins ce que vient de me rapporter un Chinois arrivé ici à l’instant même.

La fortune nous a été favorable dans cette attaque. Nous n’avons eu aucune perte à déplorer, sauf, je crois, un soldat blessé légèrement. En revanche, les pertes des Japonais sont sensibles. On me dit qu’ils ont laissé sur place quinze morts ; mais comme la charge des nôtres a été très violente, il est à croire que leurs blessés sont bien plus nombreux.

Parlant des détails de cet engagement, un témoin oculaire me dit notamment : « Nous marchâmes si doucement qu’un rat n’aurait pu entendre nos pas. Tantôt nous nous glissâmes à quatre pattes, tantôt nous courûmes. Nous savions tous que l’objectif était de nous emparer de la batterie et chacun comprenait l’importance d’avancer en silence. Arrivés auprès des postes japonais, nous nous jetâmes sur eux de deux côtés, tandis qu’une partie des nôtres se mit à les tourner. Les Japonais dormaient d’un lourd sommeil et aucun d’eux n’eut même le temps de jeter un cri quand tout fut fini. Nous reprîmes notre marche et bientôt nous aperçûmes la batterie. Tout autour dormait, sauf les sentinelles. Nous prîmes alors à droite, tournâmes la batterie, puis nous nous élançâmes sur elle et le bivouac. » J’ai dit plus haut le résultat de cette expédition nocturne.

Je dois avouer que le séjour constant dans les retranchements avancés et les fusillades incessantes eurent pour conséquence d’habituer les soldats au danger. Dans ces conditions, il se développa parmi eux une sorte de sport guerrier.

P. Orlovetz »

 

On trouvera finalement dans le même numéro un autre télégramme d’Orlovets, daté du même jour, mais non signé cette fois-ci :

 

« Saint-Pétersbourg, 6 décembre.

Le correspondant de la Rouss à Moukden télégraphie le 3 décembre :

Le bruit court avec persistance que les Japonais ont tenté de tourner hier le général Rennenkampf, qui, prévoyant ce mouvement, avait dressé une ambuscade où il attira l’ennemi, qui ne soupçonnait rien.

Les Japonais ont pénétré dans le défilé où ils ont perdu au moins mille cinq cents hommes. »

 

Que valent les informations d’Orlovets ? Rien. Orlovets est alors stationné à Moukden (aujourd’hui Shenyang, Mandchourie), où les forces russes, alors en pleine retraite depuis l’été, se sont retranchées, menant de là, à l’automne, une contre-attaque infructueuse, lors de la bataille du Cha-Ho (octobre 1904) tandis que les Japonais continuent d’assiéger Port-Arthur, qui tombera en janvier 1905. Orlovets n’est donc pas encore sur le front-même, il rapporte des témoignages, visiblement peu fiable, puisque le lendemain même, l’information concernant la prise de la batterie japonaise sera démentie.

Au début du mois de janvier, le Rouss est interdit de vente sur la voie publique : ses positions très critiques envers la bureaucratie et la haute société pétersbourgeoise, accusée d’avoir géré la guerre par dessus l’épaule, lui auront coûté cher. Il sera suspendu en juin 1905, même interdit en décembre 1905, puis le temps de quelques semaines en 1906, et reparaîtra la même année sous le nom de Oko.

Ainsi pour la première fois Orlovets se sera frotté à la censure impériale. Et plus tard, il se souviendra de son expérience durant ce conflit pour nourrir son Sherlock Holmes en Sibérie.

 

Le petit chien de Véra Krijanovskaia

Nous l’avons rappelé en introduction de Nahéma: la vie de Véra Krijanovskaia tournait intégralement autour de l’occultisme. Krijanovskaia était persuadée d’être en communication avec J. W. Rochester. On peut trouver dans la presse française du XIXe siècle divers témoignages à ce sujet, mais l’un des plus curieux reste un texte de sa soeur, Lioubov, publié initialement dans une revue italienne puis traduit dans le numéro 1 de 1898 de L’Humanité intégrale, une revue ésotérique.

Le revoici ci-dessous, à titre de document sur cet auteur décidément hors normes.

Lioubov Krijanovskaia

Cas télépathique d’un chien

Lioubov Krijanovskaïa

Il s’agit d’un petit chien, qui était le favori de nous tous, de Véra surtout; et un peu à cause de cette affection et des gâteries exagérées qui en étaient la conséquence, l’animal tomba malade. Il souffrait de suffocations et toussait, le médecin vétérinaire qui le soignait ne dit pas que la maladie fût dangereuse, Néanmoins Véra s’inquiétait beaucoup; elle se levait la nuit pour lui faire des frictions et lui donner sa médecine ; mais personne ne pensait qu’il pût mourir.

Une nuit, l’état de Bonïka (c’était le nom du petit chien) empira tout à coup; nous eûmes de l’appréhension, surtout Véra, et on résolut que dès le matin on irait chez le vétérinaire, car si l’on s’était contenté de le faire appeler, il ne serait venu que le soir.

Donc, au matin, Véra et notre mère partirent arec le petit malade; moi je restai et me mis à écrire. J’étais si absorbée que j’oubliais le départ des miens, quand tout à coup j’entends, le chien tousser dans la chambre voisine. C’était là que se trouvait sa corbeille, et, depuis qu’il était malade, à peine commençait-il à tousser ou à gémir, quelqu’un de nous allait voir ce dont il avait besoin, lui donnait à boire et lui présentait sa médecine, ou lui ajustait le bandage qu’il portait au cou.

Poussée par l’habitude, je me levai et m’approchai de la corbeille; en la voyant vide, je me rappelai que maman et Véra étaient parties avec Bonïka, et je restai perplexe, car la toux avait été si bruyante et si distincte qu’il fallait rejeter toute idée d’erreur.

J’étais encore pensive devant le berceau vide, quand près de moi se fit entendre un de ces gémissements dont Bonïka nous saluait quand nous rentrions; puis un second qui semblait venir de la chambre voisine; enfin une troisième plainte qui semblait se perdre dans le lointain.

J’avoue que je restai saisie et prise d’un frémissement pénible; puis l’idée me vint que le chien était expiré; je regardai l’horloge; il était midi moins cinq minutes.

Inquiète et agitée, je me mis à la fenêtre et j’attendis les miens avec impatience. En voyant Véra revenir seule, je courus vers elle et lui dis à brûle-pourpoint: Bonïka est mort.

– Comment le sais-tu ? dit-elle, stupéfaite.

Avant de répondre, je lui demandai si elle savait à quelle heure précise il avait expiré.

– Quelques minutes avant midi, me répondit-elle. Et elle me raconta ce qui suit :

Quand elles étaient arrivées chez le vétérinaire vers onze heures, celui-ci était déjà sorti; mais le domestique pria instamment ces dames de vouloir bien attendre, vu que vers midi son maître devait rentrer, car c’était l’heure où il avait coutume de recevoir. Elles restèrent donc; mais, comme le chien se montrait toujours plus agité, Véra tantôt le posait sur le divan, tantôt le mettait à terre, et consultait la pendule avec impatience. À sa grande joie elle venait de constater qu’il n’y avait plus que quelques minutes avant midi, lorsque le chien fut repris d’une suffocation. Véra voulut le remettre sur le divan ; mais, comme elle le soulevait, elle vit tout à coup le chien ainsi que ses mains s’inonder d’une lumière pourpre si intense et si éclatante, que ne comprenant rien à ce qui arrivait elle cria au feu ! Maman ne vit rien ; mais, comme elle tournait le dos à la cheminée, elle pensa que le feu s’était mis à sa robe, et elle se retourna effrayée ; elle vit alors qu’il n’y avait pas de feu dans la cheminée, mais aussitôt après on constata que le chien venait d’expirer, ce qui fit que maman ne pensa plus à gronder Véra pour son cri intempestif et pour la peur qu’elle lui avait faite.

Plus tard Rochester, médianiquement interrogé, nous expliqua que la traînée de feu vue par Véra était le rayon électrique qui tranchait le lien entre l’âme et la matière1 ; c’est pourquoi il ne nous resta plus aucun doute que l’esprit libre de notre petit favori ne fût venu donner un dernier adieu.

À cette époque nous racontâmes le fait à tous nos amis ; mais nous fûmes seuls témoins; nous ne pouvons donc vous envoyer le certificat de témoins que vous désirez.

Mais vous, mon excellent ami, vous me croirez, n’est-ce pas ? Alors je suis suffisamment satisfaite d’avoir ajouté un nouveau fait à ceux que vous connaissez déjà dans ce genre de choses.

Je dois ajouter que ce chien se distinguait par une intelligence extraordinaire, que nous n’avons jamais pu retrouver en quelque autre animal de son espèce. Il pratiquait la charité, et une fois, étant à la campagne, nous avons pu observer, pendant huit jours, qu’il portait du pain et des ailes de poulet à un pauvre chien vagabond et affamé et qu’il le regardait manger avec une véritable satisfaction. Il jouait avec une poupée ; et, après sa mort, pendant la grande maladie de Véra, au cours de laquelle, comme vous vous rappelez, elle faillit mourir d’une inflammation des poumons, nous avons vu plusieurs fois, tant Véra que moi, Bonïka assis au pied de son lit.

Lioubov Krijanovskaïa

(Traduit du Vessillo spiritista de Janvier 1898).

1Il serait plus précis de dire : entre le corps charnel et le corps périsprital – Note du traducteur.

À propos de l’Extrême Orient russe et du chemin de fer

L’un des livres les plus improbables que nous ayons faits jusqu’ici est maintenant enfin paru : Sherlock Holmes en Sibérie, par P. Orlovets. Le projet, il faut bien l’avouer, était un peu fou : publier de la littérature russe n’est déjà pas ce qu’il y a de plus aisé. Mais quand en plus il s’agit de littérature populaire ancienne, à cent lieues de Tolstoï ou de Dostoïevski, on peut penser à un acte commercialement suicidaire.

Orlovets Couverture

Mais peu importe : à nos yeux, cette littérature est tout aussi importante. Elle est distrayante, mais en plus elle aborde des sujets qui ne le seraient pas forcément par ailleurs. Ainsi, il est question dans l’une des nouvelles de Sherlock Holmes en Sibérie, de la construction des chemins de fer russe en Extrême Orient. Un chantier qui fut colossal, et au sujet duquel Orlovets nous dresse un tableau particulièrement sombre : incompétence, corruption, détournements de fonds, tout ce qu’il y a de mauvais s’accumule sur ce secteur.

Orlovets aurait-il délibérément noirci le trait ? Pas nécessairement. Nous avons retrouvé un petit texte quasi-contemporain, publié en 1901 dans le journal français La Justice, qui traite du même problème. Sur l’auteur, un dénommé L. Casine, nous n’avons rien pu trouver. Mais la mention finale, « Traduit à Tien-Tsin, le 12 février 1901. Corps expéditionnaire de Chine », nous montre bien que nous avons affaire à un petit texte humoristique de circonstance, sans doute publié à l’époque par voie de presse. Et s’il nous a intéressé, c’est bien parce qu’il corrobore le témoignage indirect d’Orlovets, qui, rappelons-le, a été journaliste en Sibérie lors de la guerre contre le Japon.

Casine

Le Malheur

Conte russe, de L. Casine.

traduit par Servanine junior.

La Justice, n° 7679, 3 avril 1901.

« Monsieur le chef ! monsieur le chef ! l’ingénieur principal est sur la ligne ! »

Le chef de gare, un beau jeune homme, aux grands yeux noirs, et dont le menton était orné d’une petite barbiche fort soignée, saisit précipitamment sa casquette de service, mit ses gants blancs et, aussitôt, suivi de l’homme d’équipe qui venait de lui annoncer la venue de l’ingénieur principal, gagna le quai de la station.

D’un wagon de première classe descendit un personnage de petite taille, aux joues tombantes : c’était l’ingénieur de la ligne.

Sur son paletot entrouvert se détachaient, aux épaules, les étoiles de général1.

Cet important fonctionnaire adressa un salut négligent au chef de gare ; et, sans prendre la peine de se déganter, il présenta indolemment deux doigts à son subordonné.

« Faites garer les wagons de marchandises sur la voie de droite », ordonna-t-il brièvement, en s’adressant à un homme d’équipe, sans faire attention au chef de gare qui se tenait respectueusement derrière lui.

« Votre Excellence, dit celui-ci, dans vingt minutes doit arriver un train.

– Eh bien, télégraphiez à la station précédente qu’on l’arrête, répondit laconiquement l’ingénieur.

– Mais, Excellence, votre inspection durera au moins deux heures ?

– Mon inspection ? la révision de la ligne ? Bah ! ce n’est pas la première fois que je la fais. Monsieur, je sais ce que je dis.

Et le général gagna le buffet.

Ahuri, le chef de gare resta sur le quai, les yeux fixés sur son supérieur qu’il regarda s’éloigner. Tous les employés suivaient silencieusement le haut fonctionnaire.

« Quel malheur ! s’écria le chef de gare.

Et, à son tour, hochant la tête, il rentra dans son bureau. Que lui importaient, après tout, les décisions de ce gros homme qui commandait ainsi ? Jetant sa casquette dans un coin, il se laissa tomber sur son fauteuil et leva les yeux sur un portrait suspendu au-dessus de sa table.

Un sourire amer crispa ses lèvres.

« Pourquoi ? oui pourquoi ? » murmura-t-il en levant la tête, et en fixant le portrait. Avec tendresse il admirait ce beau visage de femme aux yeux bleus, à la chevelure blonde.

C’était sa femme. Elle avait consenti à l’épouser – il ne l’ignorait pas – pour avoir une situation et quitter la maison paternelle où elle n’était pas heureuse. Mais depuis cinq ans qu’ils étaient unis, il s’efforçait sans y parvenir d’attiser l’étincelle imaginaire dans l’âme de cette femme, indifférente et cependant si aimée ! Jamais elle n’avait pour lui la moindre « étincelle ». Découragé, il se laissa retomber sur son fauteuil.

Un coup de sifflet aigu se fit entendre, puis, aussitôt, un craquement sinistre et terrible à la fois le tira de sa rêverie.

Un train de voyageurs ralentissant sa marche entrait en gare, brisant les wagons de marchandises qui se trouvaient sur la voie. Le mécanicien avait bien aperçu le train qui lui barrait le passage, mais trop tard pour éviter le tamponnement, assez à temps cependant pour rendre moins terrible le choc.

Les voyageurs épouvantés se hâtèrent de descendre du train subitement arrêté.

L’ingénieur, sur le quai, toujours suivi du personnel de la gare, grondait furieusement :

« Eh bien quoi ? après ce qui vient de se produire, vous restez tranquillement dans votre bureau », dit-il au chef de gare qui, debout, regardant les wagons brisés, ne bougeait cependant pas.

« Vous êtes donc stupide ! De tels employés doivent être chassés ! Allez-vous en, je vous chasse, je vous chasse, entendez-vous, et je vais adresser immédiatement un rapport au ministre. »

 

Elle allait, répondant distraitement au badinage de deux petits garçons qui, devant elle, gambadaient. La route poussiéreuse qui conduisait à la forêt fut bientôt quittée par elle et les enfants qui, trouvant une herbe tendre et fraîche, s’y roulèrent en poussant de grands cris de joie.

Elle s’assit non loin d’eux, prit un livre dans sa poche, l’ouvrit et sembla lire. Et cependant elle ne lisait pas.

Éclairée par un joli soleil de mai, les yeux fixés sur un point de l’horizon, elle ressemblait tout à fait au portrait suspendu dans le cabinet du chef de gare.

Elle pensait à son mari. Était-elle blâmable de ne point l’aimer ? Elle ne l’avait jamais trompé, elle ne le tromperait jamais, mais époux et enfants lui seraient toujours étrangers.

Était-ce sa faute si l’officier de la garde lui plaisait mieux que son mari ? Et les rencontres journalières avec l’officier, étaient-elles blâmables si elles lui procuraient un plaisir qu’elle ne savait même pas définir ? Ah ! si rien ne la retenait… peut-être… mais !…

« Maman ! Maman ! regarde donc le joli papillon », s’écria un des enfants qui, avec son frère donnait la chasse à un papillon gris.

Elle interrompit un instant, sa rêverie et, mécontente, elle s’aperçut qu’il était temps de rentrer. Il allait falloir reprendre la vie triste et ennuyante, hélas !

Oui ! elle avait voulu arriver à une situation ; elle avait l’aisance, mais cette aisance mène lui était odieuse en ce moment.

 

Mais qu’y a-t-il donc ? Que de monde à la station… Une catastrophe, un déraillement, entend-elle dire et elle se met à courir vers la gare… Mon Dieu, qu’est-il donc arrivé, demande-t-elle, en se frayant un passage à travers la foule et en heurtant les débris des wagons brisés… C’est sa femme, répète-t-on autour d’elle…

La figure bien connue du bel officier de la garde parait devant elle sans qu’elle y fasse attention, elle n’a qu’une hâte : retrouver son mari qu’elle aperçoit tout seul, pâle comme un mort sous sa casquette de service et elle se dirige à pas pressés vers celui qu’elle n’aime pas mais que chacun délaisse et que le « général » vient de congédier.

Pourquoi son cœur bat-il si fort dans sa poitrine, pourquoi jamais son mari ne lui avait-il semblé si cher qu’en ce moment ?

« Ah, pense-t-elle, c’est que je suis coupable, bien coupable devant lui » et suivant l’idée qui lui vient, prompte comme l’éclair, elle se précipite vers lui, pour la première fois dans une étreinte passionnée, elle reste inanimée dans ses bras.

Lui regarde, hébété, ses grands yeux la fixent avec étonnement… Est-ce un rêve ? Mais non elle est là, contre lui, et à son tour il couvre de baisers fous sa figure et ses mains… « Chère adorée, ma joie ! tu m’as rendu la vie ; maintenant rien ne peut me toucher » murmura-t-il à sa femme, en lui prodiguant ses caresses. Et un bonheur qu’ils ignoraient avant de connaître leur mutuel amour, saisit leurs jeunes cœurs et leur fit oublier tout ce qui les entourait…

 

« Ainsi tu n’as peur de rien, de rien du tout ? » lui demandait-il le soir, devant sa fenêtre ouverte, tout en entourant de son bras la taille flexible de la jeune femme.

« Avec toi, non », répondit-elle, et elle le regarda dans les yeux avec une expression de tendresse infinie.

« Ah ! chère Nina, c’est que ces jours derniers, j’espérais obtenir de l’avancement, tandis que maintenant !…

– Monsieur le chef, une dépêche pour vous », annonça la concierge en tendant un papier.

Lui, d’une main tremblante, ouvre le télégramme.

« Eh bien Nina, cela veut sans doute dire que tout est fini.

– Chéri, notre bonheur ne fait que commencer… lis donc vite, ta Nina est prête à tout.

– Non, je ne peux, vois toi-même, répondit-il, lui passant la dépêche.

– Donne et regarde comme je suis brave… »

Et elle lit tout haut : « J’ai l’honneur de vous informer que vous êtes nommé chef de la station de N… sur la ligne de notre chemin de fer. »

 

Traduit à Tien-Tsin, le 12 février 1901.

Corps expéditionnaire de Chine.

1En Russie/les employés civils sont assimilés aux officiers et ont des grades comme dans l’armée – NdT.