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Kir Boulytchev – Entretien (1986)

Dans un petit mois maintenant sortira chez Rivière Blanche La Robe Blanche de Cendrillon, recueil de deux aventures du docteur Pavlych dues à la plume de Kir Boulytchev. Hélas, pour accompagner ce petit événement, il était difficile d’interviewer l’auteur, décédé en 2003. C’est pourquoi nous avons choisi d’exhumer un entretien qu’il a donné en 1986 et qui fut alors publié en français. Dans le texte qui suit, où l’auteur s’exprime sur sa conception de la science-fiction, du cinéma et des oeuvres pour la jeunesse, nous avons pris soin de normaliser les translittération.

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Kir Boulytchev acteur dans Les Taches de vin, moyen métrage de Leonid Horowitz (1986)

 

Merci à Jeam Tag pour la capture d’écran

Entretien avec Kir Boulytchev

Propos recueillis par Alexandre Fiodorov, publiés in Lettres Soviétiques n°336, 1986, p. 145-148. Traduction anonyme.

Comment êtes-vous devenu Kir Boulytchev ?

Quand j’ai écrit mon premier récit de science-fiction, je n’ai pas osé le publier sous mon propre nom : je craignais les moqueries de mes collègues ; or j’étais collaborateur scientifique, quoiqu’adjoint, d’un institut réputé et j’avais des confrères très sérieux… Je décidai alors de recourir à un pseudonyme et, comme je n’avais pas beaucoup de temps pour y réfléchir – le récit était déjà sous presse –, je fis une chose très simple : je tirai un prénom masculin de celui de ma femme (elle se prénomme Kira) et j’empruntai le nom de jeune fille de ma mère. C’est ainsi que je devins Kir Boulytchev. Certains rédacteurs trouvèrent le prénom Kir étrange, et le transformèrent en Kirill, ce contre quoi je me suis dressé, parfois sans succès.

Kir Boulytchv naquit, en tant qu’auteur du récit Quand les dinosaures ont-ils dépéri ?, en 1966. Et voici comment cela s’est fait : un jour, j’allai à la revue Vokroug Sveta (Autour du monde) qui publiait le récit d’un voyage que j’avais effectué en Birmanie et je jetai un coup d’oeil dans la salle de rédaction d’Iskatel (Le Découvreur), le supplément de science-fiction et d’aventures à Vokroug Sveta. Et là, voilà ce qui s’est produit : l’illustrateur de la revue avait dessiné la couverture du prochain numéro d’après le sujet d’un récit et on avait déjà envoyé ce dessin à l’imprimerie qui l’avait tiré (dans votre revue, cela doit sans doute se passer de la même façon : les illustrations et la couverture sont mises sous presse beaucoup plus tôt que les textes), mais, pour une raison inconnue, il fut décidé de ne pas éditer ce récit. Que faire : dessiner une autre couverture, au risque de retarder la parution d’Iskatel ? Je décidai alors de tenter de sortir la revue de ce mauvais pas en écrivant un récit en accord avec la couverture toute prête. Sitôt dit, sitôt fait, le récit fut publié. Et parallèlement, parut un autre récit, dans le recueil Mir Prikloutchenié (Le Monde des aventures). Il fut également signé Kir Boulytchev.

Depuis, Kir Boulytchev écrit de la littérature d’anticipation, dans les genres les plus divers : de la science-fiction proprement dite, féérique, lyrique, satirique, pour les adultes et pour les enfants. Quel est le genre du fantastique qui vous attire le plus personnellement ?

Savez-vous, je n’aime pas le terme « science-fiction ». Le fantastique est un genre littéraire. Mais quand on parle de « science-fiction », de « littérature du rêve scientifique », etc., on lui prête les fonctions d’une science prospective, de la futurologie, mais c’est là un travail de spécialiste, pas d’écrivain. Il fut un temps où on aimait beaucoup, chez nous, se livrer à des calculs du genre de : combien de découvertes scientifiques ou techniques ont été faites par Jules Verne ? Que signifie « ont été faites » ? En tant que représentant fort instruit de son époque, au courant des progrès de la science et de la technique, il en voyait clairement les tendances de développement. La force de Jules Verne n’était pas dans la description qu’il donne des détails techniques du fonctionnement du « Nautilus » ou de l’aéronef « Albatros », mais dans ses personnages, le capitaine Nemo et Robur le Conquérant. Ou encore on prétend qu’Alexeï Tolstoï a pressenti dans son Hyperboloïde de l’ingénieur Garine la découverte du laser. Toutefois, ce n’est pas cela l’important ! Même avant lui, on a beaucoup écrit sur les « rayons de la mort ». Tolstoï s’en sert comme d’un procédé, comme d’une image, et ce ne sont pas les côtés techniques qui intéressent les lecteurs de L’Hyperboloïde, mais les hommes et leurs actes. Rappelez-vous l’écrivain français Robida qui a fait tant de descriptions des nouveautés techniques de toutes sortes que l’homme de l’avenir verrait. En décrivant ces détails, il n’a pas su les prévoir, et tous ils nous paraissent aujourd’hui être des anachronismes de la plus pure espèce. Quant à ses livres, ce n’est pas de la vraie littérature.

Je ne puis pas préciser vers quel genre du fantastique je suis le plus attiré. Le hasard a voulu que j’écrive beaucoup pour les enfants. Le fait est qu’il y a là une espèce de « niche écologique », et l’on peut être plus facilement publié et édité.

Pour revenir à la question sur la place et le rôle de la littérature d’anticipation, je ne puis m’abstenir de répéter une chose que j’ai déjà écrite. Il s’agit des affinités qui existent entre le fantastique et la littérature historique. Je vois là un rapport direct. L’histoire est un domaine presque aussi peu étudié par l’écrivain que l’avenir par l’auteur des livres d’anticipation. En effet : l’histoire comporte des faits connus, des événements, des hommes célèbres, c’est ce qui « situe » une oeuvre historique dans le temps. Tous les autres détails – et pas seulement des détails – doivent être reconstitués par l’écrivain lui-même : les caractères de ses héros fictifs, les motifs de leur comportement, il doit inventer, pour compléter son récit, des événements, des rapports, des épisodes, des scènes. Et le lecteur cherche dans les meilleurs récits historiques non seulement et non pas tant le décor historique, mais des réponses aux questions les plus brûlantes de l’actualité, il se met à la place du personnage du roman historique. Il en est de même dans une oeuvre d’anticipation : on l’écrit non seulement et non pas tant pour montrer quel peut être l’avenir, l’essentiel est d’amener vos contemporains à réfléchir à ce qu’ils sont et à ce qu’ils pourraient être dans telles ou telles conditions.

Du moment que vous avez vous-même mentionné vos deux « personnes », je ne puis m’empêcher de noter que vous avez encore une troisième personne : celle de cinéaste. Vous êtes le premier écrivain de science-fiction lauréat du Prix d’Etat de l’URSS, et cela à deux égards, pour le scénario de la dilogie cinématographique A travers les ronces jusqu’aux étoiles et pour le scénario du dessin animé Le Mystère de la troisième planète. Qu’est-ce qui vous a conduit au cinéma ?

Il serait plus correct de dire que ce n’est pas moi qui ai été conduit au cinéma, mais le cinéma qui est venu me chercher. En son temps, Richard Viktorov, malheureusement aujourd’hui décédé, un de nos rares réalisateurs de science-fiction, m’a demandé de collaboré avec lui. C’est lui qui a réalisé A Travers les ronces jusqu’aux étoiles. Et le réalisateur du dessin animé Roman Katchanov, qui a fait Le Mystère de la troisième planète, est aussi venu lui-même me demander ma collaboration. Après, j’ai travaillé avec d’autres réalisateurs, mais pas toujours avec succès.

En général, travailler au cinéma et à la télévision est une chose tout à fait particulière. Dans les belles-lettres, je suis l’auteur et je réponds de moi-même, de mon oeuvre. Le rédacteur ne peut m’aider à l’améliorer ou m’« aider » à la détériorer que dans une mesure très réduite. Alors qu’au cinéma le scénario a tellement de nounous dont chacune estime qu’elle sait beaucoup mieux que le « parent » ce qui manque et ce qu’il faut encore ajouter à sa « progéniture », comme elle doit être, etc. Bien qu’on estime que le scénario est le fondement du film, en réalité le maître de tout, au cinéma, c’est naturellement le réalisateur, et c’est de lui que dépend surtout quel sera le « produit final ». Le plus souvent très différent du « produit initial ». Il arrive qu’un réalisateur de talent, par exemple Gueorgui Daneliya, avec qui nous avons travaillé à faire le film Les Larmes coulaient, chamboule tout dans votre scénario… Et un réalisateur qui n’est pas doué… Travailler avec lui n’a aucun intérêt.

Et vous continuez quand même à travailler au cinéma ?

Oui, savez-vous, le cinéma est une chose très intéressante ! Celui qui a plongé ne serait-ce qu’une fois dans ce monde a du mal à lui échapper. Et puis le cinéma et la télévision disposent de grands moyens, ont un auditoire énorme, y compris un auditoire aussi perceptif que les enfants. Je ne vais pas d’ailleurs me mettre à vous ressasser des vérités banales, à vous répéter que les enfants sont notre avenir et que l’avenir dépend pour beaucoup de la façon dont nous les éduquerons. Je dirai autre chose. Les enfants ne peuvent pas se passer de contes. Rappelons-nous de notre propre enfance : qui nous racontait des contes ? Notre grand-mère, notre mère… Mais l’enfant moderne est éduqué par le téléviseur. Il est fort possible qu’il entendra le mot « espace » plus tôt que le mot « loup-garou ». Et il a besoin de contes modernes : mais pas en ce sens, naturellement, que le prince Ivan doit céder sa place à Vova le Pionnier… Et il y a là encore un élément : après la projection du téléfilm en cinq épisodes Elle est venue de l’avenir [L’Invitée du futur], la télévision a reçu des dizaines de milliers de lettres d’enfants, la plupart enthousiastes. En revanche, les adultes n’ont pas été intéressés par le film : or, un film, même s’il est pour les enfants, doit être également intéressant pour les adultes.

Je continue à travailler au cinéma. Le réalisateur Pavel Arsenov tourne, d’après un scénario de moi, le film Un Monde lilas [La Sphère pourpre ou La Boule lila]. Et dans l’association « Début », le réalisateur Vladimir Bytchkov met à l’écran un des récits du cycles Les Prodiges de Gousliar

Qu’en pensez-vous : le cinéma, la télévision et la littérature sont-ils des rivaux ou des alliés ?

Des alliés, bien entendu. En quoi peuvent-ils rivaliser ? Ce sont des types de création artistique si différents, c’est comme la baleine et l’éléphant qui vivent dans des milieux différents. Et il arrive souvent que des versions télévisées ou cinématographiques d’un livre suscitent de l’intérêt pour ce dernier.

Il me semble que le contraire se produit aussi. Des gens refusent de lire Guerre et paix ou Anna Karénine parce qu’ils ont déjà vu cela au cinéma…

Et moi je pense que des gens comme cela n’auraient pas lu Guerre et paix ou Anna Karénine même s’ils ne les avaient pas vus au cinéma. Non, à mon avis, la transposition n’empêche pas la diffusion du livre.

Vous êtes un auteur d’ouvrages scientifiques, un écrivain de science-fiction, un scénariste. Comment trouvez-vous le temps de faire tout cela et comment voisinent ou « coexistent » toutes ces activités ?..

Pour être franc, il y a déjà longtemps que je n’arrive pas à concilier tout cela. Et plus je vieillis, plus mon retard s’accroît. Je dois dire toutefois que ces occupations différentes ne se gênent pas les unes les autres. Car, en règle générale, chacun d’entre nous a plusieurs occupations, deux ou trois, voire plus. Et je ne parle pas seulement des violons d’Ingres. En tout cas, un homme normal – physiquement, psychologiquement – possède aussi une réserve pour « autre chose ». Quant à moi, je suis quelqu’un d’assez bien organisé, et le fait que je doive « aller au bureau » contribue même à mes progrès littéraires et cinématographiques.

A quoi travaillez-vous en ce moment, en tant que Kir Boulytchev ?

Le journal Pionerskaya Pravda publie mon nouveau roman Vacances dans l’espace, un oeuvre un peu hors du commun parce que je l’écris en collaboration avec les enfants, lecteurs de cette édition. Je me sers des idées, des hypothèses et des suggestions qu’ils m’envoient… Un autre roman nouveau est en cours d’impression dans la revue Vokroug Sveta… Je travaille maintenant plus lentement qu’avant, j’écris moins parce que je cherche à écrire mieux. Quand on fait de la littérature depuis presque un quart de siècle, on commence à craindre que nos Vingt ans après ne soient plus faibles que nos Trois mousquetaires. C’est une chose qu’il faut éviter à tout prix. 

Andreï Kourkov – Une petite interview (2010)

Etant donné la présence (officielle, puisque certains n’ont pas daigné se montrer dans le salon du livre) de nombreux écrivains russophones aux Etonnants Voyageurs de Saint-Malo, nous avons profité de cette opportunité pour réaliser une micro-interview d’Andreï Kourkov, un auteur que nous aimons décidément beaucoup.

Russkaya Fantastika : Nous ne savons pas si vous êtes au courant, mais en Ukraine, Oleg Ladyjenski et Dmitri Gromov ont publié un dictionnaire sur les auteurs fantastiques ukrainiens, et vous êtes au sommaire. Est-ce une étiquette que vous acceptez ?

Andreï Kourkov : Je n’ai jamais dit que j’écris des choses fantastiques, mais je dis toujours qu’il n’y a pas de science-fiction dans mes livres. Mais il y a un certain réalisme magique ou du surréalisme.

RF : Pourtant dans la fin de Laitier de nuit, on s’oriente clairement vers une sorte de pseudo-utopie sociale, un motif qu’on retrouve très fréquemment en science-fiction. D’ailleurs le postulat que vous développez est finalement assez proche de celui du roman de Marina et Sergueï Diatchenko, La Caverne.

AK : Je n’ai pas lu les livres des Diatchenko. Ils écrivent de la fantasy, et je ne suis pas lecteur de fantasy. Par contre, j’ai déjà écrit des romans utopiques, qui ne sont pas traduits en France, tout en étant connus en Russie. Il s’agit de Le Monde de Bickford (Бикфордов мир – 1993) et La Géographie d’un coup de feu (География одиночного выстрела – 2003).

RF : Y a-t-il une chance que pour cela paraisse en français un jour ?

AK : Je ne sais pas car ils sont un peu compliqués, et ce sont de grands romans : La Géographie… a trois volumes. Peut-être un jour, je ne sais pas…

RF : Quels sont les vrais personnages de vos romans : les héros ou la société ?

AK : Les deux. Et la ville de Kiev. Dans mes premiers romans comme Le Pingouin et Les Pingouins n’ont jamais froid, c’est plutôt la société. Mais à partir de peut-être Le Caméléon, les héros sont alors plus actifs que la ville. D’abord parce que lors de la chute de l’Union Soviétique, la ville était plus active que les gens. Les gens restaient passifs et se cachaient. Ils étaient en fait chassés par la société, par la vie sociale. Et à partir de 1997, quand j’écrivais Le Caméléon, les gens essayaient de devenir plus actifs, un peu plus dynamiques.

RF : Il y a dans Laitier de nuit énormément d’éléments politiques. Pour vous, quel est l’avenir de l’Ukraine, vu ce qui s’y passe actuellement ?

AK : Ce qui se passe en ce moment n’a rien à faire avec l’Ukraine de l’avenir.

RF : La classe politique actuelle dans son ensemble ne vous satisfait pas ?

AK : Ca n’est pas une élite, ça n’est pas la même classe. C’est sont des gens qui viennent du monde de l’économie. Des gens qui étaient hommes d’affaire ou fonctionnaires et qui entrent au gouvernement car cela leur confère une immunité contre les affaires criminelles. Ils ne peuvent pas être jugés. Ca n’est pas la classe politique de demain.

Boris Strougatski – Une interview (2008)

A 74 ans, Boris Strougatski pourrait se permettre de regarder derrière lui avec sérénité. Mais il n’en est rien. Toujours préoccupé par le devenir des hommes en général et de son pays en particulier, il nous livre ici, pour la première fois en français et avec une liberté de ton impensable en Russie, ses impressions. C’est l’occasion aussi de revenir sur certaines contrevérités qui ont longtemps circulé, faute d’informations fiables.

Viktoriya et Patrice Lajoye.

Propos recueillis par courriel entre le 20 décembre 2006 et le 2 février 2007. Première publication dans Lunatique, 2008.

Comment allez-vous (1) ?

Ca va, merci. Mon état est satisfaisant.

Depuis 1991, vous avez publié deux romans sous le pseudonyme de S. Vititsky. Pour quelle raison ?

Il y a longtemps, quand mon frère était vivant et que nous étions tous en bonne santé, Arkadi Natanovitch et moi étions tombés d’accord sur le fait que si l’un d’entre nous devait écrire quelque chose de sérieux (pas un article, ni une critique ou une traduction, mais, disons, un roman en solo), cela devait être publié sous pseudonyme. Lorsqu’Arkadi était encore vivant, il a respecté cet accord à plusieurs reprises, et maintenant mon tour est arrivé.

Quelle est la part de l’autobiographie dans ces deux oeuvres ?

Dans ces deux romans, la part autobiographique est assez importante. C’est le cas notamment dans Recherche…, où les évènements du début et de la fin sont tirés de la réalité, et n’ont été rendus fictifs que pour les besoins du sujet.

Doivent-elles être vues comme une critique des temps modernes ?

La « critique » est un point de vue peu intéressant pour moi. J’écris simplement ce que je pense et ce que je vois autour de moi.

Comment se passe le processus d’écriture, pour vous, maintenant. Est-ce quelque chose de facile ?

Il est extrêmement difficile d’écrire en solo. C’est sans doute pour ça que j’écris si peu. D’ailleurs la vieillesse et les maladies sont aussi de bien mauvaises aides.

L’univers du Midi apparaît dans plusieurs de vos romans. En avez-vous dressé une chronologie ou un cadre précis, ou bien vous laissiez-vous aller au gré de votre inspiration ?

L’univers du Midi – l’Univers-dans-lequel-nous-voudrions-vivre – est apparu pour la première fois dans le roman Le Retour (Midi, XXIIe siècle) au début des années 1960. Par la suite nous avons utilisé cet univers comme cadre, décors, comme arrière plan des évènements racontés dans d’autres romans et nouvelles (L’Arc-en-Ciel lointain, L’Île habitée, Le Petit, etc.). Toutefois, nous ne suivions pas spécialement de chronologie des évènements et maintenant, des chercheurs travaillant sur notre oeuvre sont obligés de faire appel à différentes astuces pour que les liens entre les romans du cycle ne soient rompus brutalement.

Vous avez participé à l’écriture de scénario de films. On pense bien sûr à Stalker, mondialement connu, mais il y a aussi, entre autres Pisma mertvogo Tcheloveka (2) et Dni zatmeniya (3). Est-ce une expérience qui vous tente encore ?

Non, je ne voudrais pas. C’est un travail ingrat et peu attirant.

Est-il vrai que vous avez déclaré que vous considérez que le scénario de Stalker n’est pas de vous mais d’Andreï Tarkovski seul (4)?

Nous ne déclarions rien de pareil. Le scénario de Stalker était écris notamment par nous, mais sous le contrôle vigilant de Tarkovski. Il donnait des objectifs de création, et nous, dans la mesure de nos forces et de notre imagination, nous essayions de les atteindre. Au total, neuf variantes ont été écrites, jusqu’à ce que Tarkovski dise enfin : « c’est tout, c’est ce qu’il me faut ».

Vos relations avec lui ont-elles été difficiles ?

En fait non. Il était parfois difficile à comprendre : il pensait avec des images, et pas avec des mots. Mais au bout du compte nous réussissions toujours à trouver une solution admissible tant par lui que par nous.

L’allemand Peter Fleischmann a aussi porté à l’écran l’un de vos romans les plus célèbres, Il est difficile d’être un dieu. Y avez-vous collaboré ?

Au début, oui. Nous étions des adversaires fervents de l’idée que ce film soit tourné par un cinéaste étranger. Nous voulions que ce soit Alexeï Guerman (5) ou au minimum un autre cinéaste de nos compatriotes. Cependant, les directeurs du cinéma d’autrefois avaient d’autres projets, et on nous a assez catégoriquement évincés du processus de travail. Nous n’avons pas beaucoup réagi à cela. Nous avons vu le scénario, nous avons discuté avec Fleischmann et nous avons compris que cette entreprise ne donnerait rien de bon.

Que pensez-vous de l’adaptation récente de Gadkie lebedi (6) par Konstantin Lopouchanski ?

Je ne l’ai pas encore vue, mais je sais que Lopouchanski est un cinéaste sérieux.

Comment se passe votre collaboration avec Polden, XXI vek (7), la revue qui porte en sous-titre votre nom ?

Midi, XXIe siècle est la seule revue « consistante » de fiction en Russie. Elle est publiée depuis 2002. Son but principal est en premier lieu la promotion de jeunes auteurs écrivant des récits et nouvelles de fiction en russe. Dans ce cas, le mot « fiction » est compris au sens large : de Jules Verne à Franz Kafka. La revue paraît tous les deux mois. Elle est sponsorisée par une revue célèbre, Autour du monde. Mais maintenant, nous nous préparons à passer à un régime mensuel, en gardant les mêmes buts et tâches.

Depuis 1974, vous avez animé un séminaire annuel de formation des jeunes écrivains de Science Fiction à Saint-Pétersbourg. Quel en a été le résultat ? Y a-t-il des écrivains russes actuels que vous pouvez considérer comme vos « disciples » ou vos successeurs ?

Je ne prends pas sur moi de nommer des « successeurs » ou « disciples », mais en effet, beaucoup d’écrivains intéressants qui sont maintenant renommés en Russie sont passés par ce séminaire : Vyatcheslav Rybakov, Mikhaïl Veller, Izmaïlov, Stoliarov, Chtchegolev [Schegolev], Galkina. La liste est longue.

D’une manière générale, que pensez-vous de la littérature russe contemporaine ?

Cette littérature a éprouvé le choc de la liberté, tombée sur elle avec la marchandisation. Mais après tout cela, les temps de l’autoritarisme reviennent, et il est probable que la boucle soit bouclée : la censure, les étaux idéologiques, la dissidence… « Comme c’est triste, mesdemoiselles » (7) !

Et de la Russie actuelle ?

Si les partisans de Poutine gagnent, la Russie sera comme en 1913, avec l’ajout des réalités du 21e siècle. Si ce sont les nationalistes qui prennent le dessus… je ne veux même pas penser à cette suggestion, qui est pourtant tout à fait possible !

En Occident, dans les années 1970 et 1980, on vous a souvent présenté, vous et votre frère, comme des dissidents de l’intérieur, à l’opposé d’autres, comme Soljenitsyne, qui ont été contraints à l’exil. Pourtant, dans un numéro de la revue Lettres Soviétiques, votre frère a été amené à dire que c’était faux (8). Qu’en était-il exactement?

Cela aurait été étonnant s’il avait répondu que c’était VRAI. C’était en 1984. On nous aurait écorchés vifs et interdits de publication, jusqu’à la Perestroïka-même.

Pouvez-vous nous raconter comment se sont passées vos dernières années de relation avec le régime soviétique ?

Nous étions par nécessité des opposants clandestins au régime. Comme des milliers et des milliers d’autres intellectuels. Et pas seulement des intellectuels.

On a écrit en France qu’à la suite de la controverse qui vous a opposés à la critique officielle dans les années 1960, vous aviez été menacés d’exil (9). Est-ce vrai?

Non, cela n’est pas vrai. Les autorités ne nous considéraient jamais comme de « vrais » opposants. Mais des bruits se répandaient activement comme quoi nous avions l’intention de partir pour Israël, et même que nous étions déjà partis. Cela empêchait diablement nos affaires éditoriales. Même les éditeurs qui étaient biens disposés à notre égard préféraient ne pas avoir affaire avec nous: « Nous les éditerons, mais ils tourneront les talons, alors qui sera responsable? »

Pensez-vous que l’univers du Midi existera un jour ?

Cet univers est possible si seulement Homo sapiens arrive à faire quelque chose avec le singe paresseux, poilu, avide de vie facile qui se trouve en chacun de nous. Soit il le trompera, soit il l’étranglera ou le persuadera. Et alors il se métamorphosera en Homme Eduqué. Sans Homme Eduqué (pour lequel le plus grand plaisir est le libre travail de création) l’Univers du Midi n’est pas possible. Mais qui a besoin de l’Homme Eduqué aujourd’hui ? Je ne vois absolument ni classe, ni couche sociale, ni corporation, ni détenteur du pouvoir qui serait intéressé par ce phénomène social.

C’est finalement une théorie que vous énonciez déjà en 1964 dans un article (« Du présent au futur ») publié dans Voprosi Literaturi. Vous vous inspiriez à l’époque de la pensée de Konstantin Paoustovski. Mais il n’était pas question alors d’une conclusion pessimiste comme maintenant. Pensez-vous que la médiocrité a fini par gagner ?

Au début des années 1960, nous étions tous deux atteints d’optimisme excessif, et nous pensions que le principal malheur de l’humanité était soit-disant la « petite bourgeoisie » : l’absence chez une personne d’intérêt à toute la richesse de la vie réelle, l’orientation vers la vanité et l’inanité de la vie, la prospérité et en même temps une apathie révoltante envers les sommets de l’esprit et de la connaissance. Depuis ce temps, nous avons compris que la « petite bourgeoisie » non seulement « finirait par gagner », mais qu’elle avait déjà gagné, il y a longtemps, « maintenant, et à jamais et pour les siècles des siècles, amen » !
Nous avons compris aussi que ce n’était pas le plus mauvais état de l’humanité, le Règne de la Petite Bourgeoisie victorieuse. Il y a des états pire : la dictature, l’impérialisme totalitaire avec sa pression sociale. Et bien que l’humanité soit déjà passée par certains de ces états, elle n’a rien appris et elle est prête à la première occasion d’y replonger (par exemple suite à la crise de l’énergie qui arrivera au milieu de notre siècle).

Avez-vous regretté parfois votre carrière de scientifique?

Je ne l’ai pas regrettée, mais pendant longtemps je me suis occupé d’informatique en amateur, chez moi, « pour l’âme », même quand j’étais déjà devenu un écrivain professionnel. Je n’ai cessé ces exercices qu’au début des années 1980, quand il était devenu clair que j’étais définitivement en retard par rapport au niveau professionnel, et qu’il ne me restait pas assez de temps pour faire quelque chose sérieusement.

Avez-vous des projets pour les années à venir ?

Les projets sont la prérogative des jeunes et de ceux qui se portent bien. Je ne peux pas me permettre ce luxe.

Notes:
1. Boris Strougatsky a été gravement malade en octobre dernier.
2. Lettres d’un homme mort, 1986, de Konstantin Lopouchanski.
3. Les Jours de l’éclipse, 1988, de Alexandre Sokourov, adapté du roman Un Milliard d’années avant la fin du monde.
4. Voir par exemple dans l’introduction de l’édition française du scénario dans Andreï Tarkovski, Œuvres cinématographiques complètes, t. II, 2001, Paris, Exils.
5. Qui avait réellement commencé à travailler sur le film.
6. Les Vilains cygnes, 2006, d’après le roman traduit en français sous le titre Les Mutants du Brouillard.
7. Midi, 21e siècle : cette revue porte le titre de la deuxième version d’un des premiers romans des deux frères. Seule la première version est parue en français, sous le titre Les Revenants des étoiles, au Rayon Fantastique.
8. Expression devenue usuelle tirée du roman satirique d’Ilf et Petrov Les Douze chaises, écrit sous Staline (1928).
9. « ‘Un homme doit rester toujours un homme’ Entretien avec Arkadi Strougatski », par Alexandre Fiodorov, Lettres Soviétiques n°302, 1984.
10. Voir la notice sur les frères Strougatski dans Denis Guiot, J.-P. Andrevon et G.-W. Barlow (dir.), La Science Fiction, 1987, Paris, MA Editions.

Léon Tolstoï – La Prière des trois vieillards

Cela va être notre façon à nous de finir l’année, et surtout de vous souhaitez une très bonne année 2010, en mettant en ligne la traduction d’un conte fantastique de Léon Tolstoï. Tolstoï n’était pas un auteur de fantastique. Cependant, on trouve dans ses récits publiés à titre posthume une réécriture d’un conte populaire facétieux et anticlérical. Que Tolstoï se soit amusé à réécrire un conte populaire ne doit pas surprendre, puisqu’on trouve plusieurs allusions à des contes dans Guerre et Paix, notamment dans le récit de l’occupation de Moscou par les Français. Mais trêve de bavardage et place au conte.

Celui-ci a été traduit en Français en 1925, par Georges d’Ostoya et Gustave Masson, dans un petit recueil intitulé Oeuvres posthumes publié chez Bossard à Paris. Bonne lecture et bonne année !

Léon Tolstoï

La Prière des trois vieillards

(Conte populaire de la Volga)

« Or, quand vous priez, n’usez pas de vaines redites comme les païens,

car ils croient qu’ils seront exaucés en parlant beaucoup.

Ne leur ressemblez donc pas, car votre Père sait de quoi vous avez besoin

avant que vous le lui ayez demandé. »

Mathieu, VI, 7 et 8.

Le navire qui conduisait l’archevêque d’Arkhangelsk au monastère de Solovski emmenait aussi une foule de pèlerins. Le temps était beau, le vent soufflait en poupe et il n’y avait ni roulis, ni tangage.

Les pèlerins, couchés ou assis sur le pont, causaient, mangeaient ou dormaient.

L’archevêque sortit de sa cabine et se mit à marcher de long en large. Arrivé au gaillard d’avant, il vit au milieu d’un groupe un petit moujik debout qui désignait quelque chose dans le lointain. L’archevêque s’arrêta, regarda dans cette direction et ne vit rien. La mer semblait toute d’argent sous le soleil.

Le saint homme s’approcha davantage pour écouter. Le moujik, l’ayant aperçu, leva son bonnet et se tut. Les autres firent de même et saluèrent avec respect.

– Ne vous gênez pas, frères, dit le prélat ; je suis venu écouter ce que tu dis, bonhomme.

Un marchant, plus hardi que les autres, intervint.

– Le petit pêcheur nous parlait des vieillards.

– Quels vieillards ? demanda l’archevêque en s’asseyant sur une caisse, près du bastingage. Raconte donc, que j’entende. Que montrais-tu là-bas ?

– C’est ce petit îlot qui pointe, dit le moujik, indiquant quelque chose à bâbord. Les vieillards vivent sur cette île pour sauver leur âme.

– Et où est donc cet îlot ? demanda l’archevêque.

– Là-bas, veuillez suivre ma main. Vous voyez, là, le petit nuage ? Eh bien c’est un peu à gauche… Une bande tout étroite…

L’archevêque regarda, ne vit rien ; seule l’eau brillait au soleil.

– Je ne vois rien. Et quels sont ces vieillards qui vivent sur cet îlot ?

– Des hommes de Dieu, répondit le paysan. Il y a longtemps que j’entends parler d’eux et jamais je n’avais pu les voir. L’an dernier, seulement, il me fut donné de les trouver.

Et il conta comment, l’an précédent, étant allé à la pêche, il avait été jeté par la tempête sur cet îlot qu’il ne connaissait pas. Au matin, en faisant le tour, il tomba sur une petite hutte à l’entrée de laquelle il vit un vieillard ; puis deux autres apparurent. Ces vieillards lui donnèrent à manger, firent sécher ses vêtements et l’aidèrent à réparer son bateau.

– Comment sont-ils ? demanda l’archevêque.

– L’un d’eux est petit, un peu bossu, très vieux. Il peut avoir dans les cent ans. Et sa barbe blanche commence à devenir verte. Il sourit toujours et il est clair comme un ange des cieux. L’autre est un peu plus grand. Il est presque aussi vieux et porte un caftan tout déchiré. Sa barbe blanche jaunit. On voit que c’est un homme très fort, car il a retourné mon bateau si facilement que je n’eus même pas le temps de l’aider. Le troisième est grand, très grand. Sa barbe, blanche comme la neige, lui vient jusqu’aux genoux. Il a toujours les sourcils froncés et paraît sombre. Il est tout nu, sauf une natte autour de sa taille.

– Que t’ont-ils dit ?

– Ils restaient silencieux, parlant très peu entre eux et se comprenant, aurait-on dit, du regard. Comme je demandais au plus grand s’ils étaient là depuis longtemps, il se renfrogna davantage, dit des paroles inintelligibles et sembla se fâcher. Mais aussitôt, le petit vieux le saisit par la main, sourit, et le grand se tut.

Pendant que le paysan parlait ainsi le navire s’approchait de plus en plus des îles.

– Voici qu’on la voit très bien maintenant. Veuillez regarder, s’écria le marchand.

L’archevêque vit une bande noire, un îlot. Il le contempla longuement. Puis, quittant le gaillard d’avant, il alla trouver le pilote.

– Quel est donc cet îlot qu’on voit là-bas ?

– Il n’a pas de nom. Ils sont nombreux comme cela par ici.

– Est-ce vrai que trois vieillards y vivent ?

– On le dit, Votre Grandeur. Mais je n’en sais rien. Les pêcheurs prétendent les avoir vus. Mais ils parlent souvent sans réfléchir.

– Je voudrais voir ces vieillards, dit l’archevêque. Est-il possible d’aborder sur cet îlot ?

– Le navire n’y peut accoster. On pourrait prendre une chaloupe, mais il faut l’autorisation du commandant.

On fit venir le commandant.

– Je voudrais bien voir ces trois vieillards . Pouvez-vous me conduire là-bas ?

Le commandant tenta de déconseiller cette démarche.

– On peut le faire, certainement, mais nous allons perdre beaucoup de temps. Et j’ai l’honneur d’assurer à Votre Grandeur qu’ils ne valent vraiment pas la peine d’être vus. J’ai entendu dire qu’ils étaient parfaitement stupides. Ils ne comprennent rien de ce qu’on leur dit et sont muets comme des poissons.

– Je veux les voir, insista le prélat. Je paierai ce qu’il faudra.

Voyant qu’il n’avait qu’à obéir, le commandant fit changer la direction.

Assis sur une chaise qu’on venait de monter, l’archevêque fixait toujours le même point. Les pèlerins, assemblés sur le gaillard d’avant, regardaient aussi. Certains disaient voir les pierres qui parsemaient l’îlot ; d’autres, la hutte. Il y en eut même un qui prétendit apercevoir les vieillards.

On apporta la longue-vue. Le commandant, après l’avoir mise au point, la passa à l’archevêque.

– C’est vrai, dit-il. Là, sur le rivage, un peu à droit d’un grand rocher, il y a trois hommes debout.

Et le prélat vit son tour que les trois hommes étaient là, l’un très grand, le second de taille moyenne et le troisième tout petit. Se tenant par la main, ils semblaient contempler le navire.

Le commandant s’inclina vers l’archevêque.

– C’est ici que nous devons stopper, Votre Grandeur. Si vous le désirez, pendant que nous resterons à l’ancre, la chaloupe va vous conduire.

L’embarcation se dirigea vers l’île. À la distance d’un jet de pierre, les trois vieillards apparurent. Un grand, tout nu, ceinturé de nattes, un second portant un caftan tout déchiré et un petit, voûté, revêtu d’une vieille soutane.

Les rameurs s’arrêtèrent et l’archevêque descendit à terre. Les trois vieillards firent un salut profond. Il les bénit et, pendant qu’il les bénissait, ils saluèrent à nouveau.

L’archevêque parla.

– J’ai entendu dire que vous étiez ici, vieillards du bon Dieu ; que vous sauvez votre âme en priant le Christ pour les péchés des hommes. Je suis moi-même serviteur de Dieu. Aussi ai-je voulu vous voir, pour vous enseigner si vous le désirez.

Les vieillards se turent et sourirent entre eux.

– Dites-moi comme vous servez le bon Dieu, demanda le prélat.

Les deux plus grands se regardèrent, fronçant les sourcils. Quant au troisième, il dit avec un bon sourire :

– Nous ne savons pas servir Dieu. Nous nous servons nous-mêmes en cherchant notre nourriture.

– Mais comment faites-vous pour prier Dieu ?

– Très simplement, répondit le petit vieux. Nous disons : « Vous êtes trois, nous sommes trois, ayez pitié de nous ! »

Et aussitôt que le petit vieux eut prononcé ces paroles, tous trois tournèrent les yeux vers le ciel et redirent :

– Vous êtes trois, nous sommes trois, ayez pitié de nous !

L’archevêque sourit à son tour.

– Vous avez sans doute entendu parler de la Sainte Trinité, mais vous ne savez pas faire votre prière. Je vous aime beaucoup, vieillards de Dieu, et je vois que vous voulez lui plaire, mais je vois aussi que vous n’en connaissez pas le moyen. C’est pourquoi je veux vous instruire. Écoutez-moi. Cet enseignement ne vient pas de moi-même, mais des Saintes Écritures.

Le prélat apprit aux vieillards comment Dieu s’était révélé aux hommes. Il leur expliqua le mystère de la Trinité, parla de Dieu le Père, de Dieu le Fils et du Saint Esprit.

– « …Dieu le Fils descendit donc sur la terre pour sauver les hommes et leur apprendre à prier. Écoutez-moi et répétez chacune de mes paroles.

– Notre Père, … commença le prélat.

– Notre Père, … répétèrent l’un après l’autre les vieillards.

– … qui êtes aux cieux.

– … qui êtes aux cieux, …

Mais l’un d’eux se trompa, balbutia. Quant au grand tout nu, sa moustache lui fermant la bouche, il ne pouvait prononcer clairement.

Inlassablement, l’archevêque cherchait à apprendre les paroles sacrées aux trois ermites. Il s’assit sur une pierre. Tous trois l’entouraient et, regardant sa bouche, s’appliquaient à l’imiter. Ce travail dura jusqu’au soir. Le prélat redisait dix fois, vingt fois, cent fois chacune des paroles que les vieillards reprenaient en choeur. Quant ils s’embrouillaient, il les corrigeait en les obligeant à recommencer.

Il ne les abandonna que quand ils surent par coeur toutes les prières. Ce fut le moyen qui apprit le plus vite : il les avait aussitôt redites sans le secours de l’archevêque. Il récita même tout de suite et les autres après lui.

Le crépuscule descendait déjà et la lune s’élevait au-dessus de la mer quand l’archevêque quitta l’îlot pour regagner le navire. Il avait embrassé chacun des trois vieillards et leur demanda de prier chaque jour ainsi qu’il le leur avait appris.

Pendant que la chaloupe l’emportait, il entendait encore les vieilles voix chevroter les versets des prières. Il les voyait de loin, au clair de lune. Tous les trois se tenaient debout sur le rivage, le plus petit au milieu, le grand à droite et le moyen à gauche.

Quand l’esquif aborda et que le prélat eut gagné le pont, on repartit, les voiles gonflées.

Mais l’archevêque ne pouvait oublier l’îlot qui, déjà, ne s’apercevait presque plus et disparut enfin dans l’immensité qu’animait le jeu des rayons lunaires.

Tout dormait maintenant et seul l’archevêque, assis sur le gaillard d’arrière, regardait l’endroit où il avait laissé les bons vieillards. Et se rappelant leur joie d’avoir appris les saintes paroles, il remercia Dieu de l’avoir mis sur leur route.

La mer était calme Les yeux toujours fixés dans la direction où avait disparu l’îlot, le prélat crut soudain voir quelque chose de blanc courant sur la bande lumineuse que la lune posait sur les flots. Était-ce une mouette ou bien une voile ?

Il cligna des yeux pour mieux voir.

Peut-être est-ce un bateau qui suit, voiles déployées… Et le voilà qui s’approche de plus en plus.

– Mais non, ce n’est pas un bateau, ce n’est pas une voile. C’est quelque chose qui court et qui cherche à nous rattraper.

Intrigué, il s’efforçait de percer les ténèbres. Cela semblait un homme, mais comment supposer un homme marchant sur la mer ?

Et, se levant de son siège, l’archevêque s’approcha du pilote.

– Regarde donc, frère, qu’y a-t-il là-bas ?

Avant que l’autre eût pu répondre, le prélat vit les trois vieillards aux barbes si blanches qui couraient, blancs, dans la lumière lunaire.

Le pilote, terrifié, quitta la barre et cria fortement :

– Mon Dieu, ce sont les vieillards qui courent sur la mer comme sur la terre ferme !

Les pèlerins, réveillés, envahissaient peu à peu le pont et tous voyaient ce qu’avait vu l’archevêque. La main dans la main, les trois vieux arrivaient, faisant signe au navire de stopper.

On n’eut pas le temps d’arrêter que déjà ils étaient au pied de l’échelle.

– Nous avons oublié ton enseignement, crièrent-ils d’une seule voix. Tant que nous avons redit les mots, ils sont restés dans notre mémoire. Mais aussitôt que nous eûmes cessé et qu’une parole nous échappa, tout disparut. Nous ne nous rappelons rien ; recommence ta leçon.

L’archevêque fit un signe de croix et, se penchant par-dessus le bastingage, dit :

– Certes, votre humble prière a toujours été écoutée par Dieu. Ce n’est pas à moi de vous enseigner, bons vieillards. C’est à vous de prier pour nous, pauvres pécheurs !

Ce disant, il fit un salut profond.

Quant aux trois vieillards, ils se retournèrent et reprirent leur chemin sur les flots.

Et jusqu’au matin on vit, dans la direction qu’ils avaient suivie, une grande clarté sur la mer.

Andreï Platonov – La Vieille dame de fer

La première moitié du XXe siècle est une époque bénie pour la littérature russe, à défaut de l’être pour ses auteurs. Soumise aux nombreux bouleversements politiques que l’on sait, elle y répond par une grande diversité de styles et d’idées. Il n’est pas rare, du coup, que les mêmes auteurs s’illustrent tant dans la littérature générale, que dans le Fantastique ou la Science Fiction, l’important étant de faire passer des idées. Il en est ainsi de Mikhaïl Boulgakov, d’Alexei Tolstoï, mais on connait moins Andréi Platonov, mort en 1951 dans une misère totale.

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Celui-ci a pourtant écrit un roman et deux nouvelles de Science Fiction, et plusieurs oeuvres tendant au Fantastique. Brimé par la critique, quasi interdit de publication, il écrivit vers la fin de sa vies plusieurs nouvelles fantastiques ainsi que des récits vantant les exploits des partisans durant la Seconde Guerre mondiale. Les nouvelles fantastiques sont restée inédites en français, à l’exception d’une seule intégrée à un recueil d’histoires de résistantsLes Contes de ma patrie, paru dès 1945 aux éditions de La Jeune Parque (Paris).

C’est cette nouvelle que nous reprenons ici intégralement, sans en retoucher la traduction, qui est de Boris Metzel.

Note sur les droits: Andréi Platonov n’a à notre connaissance aucun héritier, son fils étant mort quelques années avant lui. Quand à Boris Metzel, nous n’avons pu retrouver sa trace. IL n’a été actif en tant que traducteur que de 1945 à 1952. S’il se trouvait avoir des ayants-droits ne souhaitant pas voir cette traduction ainsi republiée, qu’ils nous contactent.

La vieille femme de fer (Железная старуха)

Les feuilles bruissaient sur l’arbre; le vent chantait, poursuivant sa randonnée à travers le monde. Le petit Egor, assis dans l’herbe, écoutait la voix des feuilles et le doux murmure de leurs paroles.
Egor voulait savoir ce que disait le vent, de quoi il lui parlait; tournant son visage vers lui, il demanda:
– Qui es-tu? Que me racontes-tu?
Le vent fit silence, comme si à cet instant, lui-même eût écouté le garçon, puis il se remit à chuchoter, faisant bouger les feuilles, recommançant sa chanson.
– Qui es-tu? demanda à nouveau Egor, qui ne voyait personne.
Mais il n’obtint pas de réponse. Le vent était parti et les feuilles s’endormirent. Egor attendit: qu’allait-il se passer? Alors, il vit seulement que le soir tombait. La lumière jaune d’un soleil tardif éclairait le vieil arbre qui avait pris les teintes de l’automne. La vie sembla soudain ennuyeuse. Il fallait rentrer à la maison, pour dîner et dormir dans l’obscurité. Egor n’aimait pas dormir. Il aimait vivre sans interruption, afin de voir tout ce qui existait en dehors de lui. Il regrettait qu’il faille fermer les yeux, la nuit, tandis que les étoiles scintillaient au firmament, sans qu’il y soit pour quelque chose.
Il souleva de terre un scarabée, qui se rendait, à travers les herbes, vers son trou, pour y passer la nuit. Il scruta la frêle tête immobile et les bons yeux noirs, qui, de leur côté, regardaient avec Egor le monde entier.
– Qui es-tu? demanda Egor au scarabée.
L’insecte ne répondait rien. Mais Egor comprenait que le scarabée savait quelque chose que lui, Egor, ne savait pas. Seulement, il faisait semblant d’être petit; il s’était changé exprès en scarabée et se taisait. En réalité, ce n’était pas une petite bête, mais quelqu’un d’autre, on ne savait qui.
– Tu mens, s’écria Egor, en retournant l’insecte ventre en l’air, afin de deviner le secret de son existence.
Mais le scarabée se taisait toujours; de toute la force de sa colère, il remuait ses pattes rigides, disputant sa vie au petit homme et refusant de le reconnaître. Le ferme courage de l’insecte étonnait Egor, et il se mit à l’aimer. Mais ce qui l’étonnait encore plus, c’est que ce n’était pas un scarabée, mais quelqu’un de plus important et de plus intelligent.
– Tu mens! Tu n’es pas un scarabée, chuchota Egor au visage même de l’insecte, en l’observant minutieusement. Ne te dissimule pas, j’arriverai bien à savoir qui tu es. Il vaut mieux pour toi que tu consentes tout de suite à me dire la vérité.
Le scarabée détendit toutes ses pattes à la fois vers Egor. Alors Egor cessa de se disputer avec lui.
– Quand je tomberai entre tes mains, je ne te raconterai rien, moi non plus.
Et il lâcha l’insecte afin qu’il pût s’envoler et vaquer à ses affaires.
Le scarabée commença par voler, puis il se posa sur le sol et continua à pied son chemin. Et Egor s’ennuya aussitôt de l’insecte. Il comprit qu’il ne le retrouverait plus jamais, car il y avait au village une multitude d’autres petites bêtes semblables. Quant à celle-ci, elle vivrait quelque part, puis elle mourrait et oublierait leur rencontre, seul Egor se souviendrait de cet insecte mystérieux.
Une feuille morte tomba de l’arbre. Il y a quelque temps, elle avait poussé sur l’arbre, provenant de la terre; elle avait longtemps regardé le ciel et, maintenant, voici qu’elle retournait du ciel à la terre, comme si elle revenait à la maison après un long voyage. Un vermisseau grisâtre, maigre et pâle, rampa sur la feuille.
– Qui donc est celui-ci? se demanda Egor, devenant rêveur devant le vermisseau. Il n’a ni yeux, ni tête. Avec quoi pense-t-il donc?
Egor le prit donc dans sa main et l’emporta chez lui.
Le soir était déjà tombé; les lumières étaient allumées dans les isbas. Tout le monde était rentré des champs, afin de vivre ensemble, car l’obscurité enveloppait tout.
A la maison, sa mère fit souper Egor, puis elle lui dit d’aller au lit et lui rabattit une couverture par-dessus la tête, afin qu’il n’eût pas peur de dormir et qu’il n’entendit pas les bruits effrayants qui retentissent parfois, au milieu de la nuit, dans les champs, dans les bois et dans les ravins. Egor s’enfouit sous la couverture et desserra la main gauche où il tenait toujours son petit vermisseau.
– Qui es-tu? demanda  Egor en approchant la petite bête tout près de son visage.
Le vermisseau sommeillait; il restait immobile dans la main grande ouverte. Il sentait bon la rivière, la terre fraîche et l’herbe. Il était minuscule, net et inoffensif. C’était probablement un enfançon, à moins que ce ne fût un maigre petit vieillard.
– Pourquoi vis-tu? interrogea Egor. Tu te sens bien? Oui ou non?
Le vermisseau se recroquevilla dans sa paume, sentant la nuit et aspirant au repos. Mais Egor n’avait pas envie de dormir; il voulait encore vivre, jouer avec n’importe qui; il souhaitait que ce soit déjà le matin derrière la fenêtre et qu’il pût sortir du lit.
Cependant, les fermes étaient plongées dans la nuit qui seulement commençait et qui durerait encore longtemps. On ne pouvait tout entière la vivre dans le sommeil. Même si l’on s’endormait, on se réveillerait avant l’aube, en ces instants terribles où tout repose: les hommes et les herbes. Celui qui s’éveillait alors vivait solitaire au monde; personne ne le voyait ni ne se souciait de lui.
Le vermisseau était toujours dans la main d’Egor.
– Veux-tu? je serai toi, et, toi, tu seras moi, lui proposa Egor. Alors je saurai qui tu es. Quant à toi, tu seras un homme, comme moi. Tu t’en trouveras mieux.
Le vermisseau n’accepta pas. Il dormait, vraisemblablement, sans penser à ce qu’était Egor.
– J’en ai assez d’être Egor et toujours Egor, chuchota le garçon. Je voudrais aussi être quelque chose d’autre. Réveille-toi, vermisseau. Viens bavarder avec moi; pense à moi; moi, je penserai à toi…
La mère entendit son fils parler et s’approcha de lui. Elle ne dormait pas encore. Elle s’affairait toujours dans l’isba, ayant à terminer les derniers travaux qu’elle n’avait pu achever au jour.
– Pourquoi ne dors-tu pas? Qu’as-tu à chuchoter? lui dit-elle, en bordant son lit. Dors. Sinon la vieille femme de fer, qui erre la nuit dans les champs à la recherche de ceux qui ne dorment pas, t’emportera avec elle.
– Maman, comment est cette vieille? demanda Egor.
– Elle est en fer. On ne la voit pas. Elle vit dans les ténèbres. Elle effraye les hommes; elle obscurcit leurs coeurs.
– Mais, qui est-elle?
– Qui peut le savoir, mon petit? Quant à toi, dors, fit la mère. N’aie pas peur d’elle. Il est possible qu’elle ne soit personne; à moins que ce ne soit une pauvre vieille…
– Et où habite-t-elle? interrogea Egor.
– Elle passe dans les ravins, cherche les herbes, grignote des os desséchés, et lorsque quelqu’un meurt, elle s’en réjouit. Elle veut rester seule sur terre et elle vit, elle vit, attendant que tout le monde meure et qu’elle soit seule à errer, cette vieille femme de fer. Eh bien! dors à présent; elle n’entre pas dans les isbas. Je vais fermer la porte.
Le mère s’éloigna de son fils. Egor cacha le vermisseau sous son oreiller, afin qu’il y dorme au chaud et qu’il ne craigne rien.
– Maman, et toi, qui es-tu? Demanda-t-il.
Pourtant la mère ne lui répondit rien. Elle estima qu’Egor parlerait encore un peu et qu’il s’endormirait ensuite, car on voyait qu’il avait déjà sommeil.
– Et moi, qui suis-je? pensa Egor, sans pouvoir trouver de réponse. Moi aussi, je suis bien quelque chose. Il est impossible que je ne sois rien.
Le silence emplit l’isba. La mère se coucha; le père, lui, dormait depuis longtemps. Egor prêta l’oreille. De temps en temps, la haie gémissait dans la cour. C’était un érable qui, dressé contre elle, l’agitait. Egor avait remarqué que même par le temps le plus calme l’érable se balançait légèrement, comme s’il tendait on ne savait vers quoi, voulant grandir plus vite ou bien bouger et partir, tandis que la haie craquait continuellement à cause de lui, se plaignant d’être dérangée. C’était certainement ennuyeux d’être arbre et de vivre toujours au même endroit.
– Maman, appela doucement Egor, en sortant la tête d’en dessous la couverture. Qu’est-ce qu’un érable?
Mais la mère s’était déjà endormie et nul ne répondit à Egor. Il essaya de pénétrer l’obscurité. La fenêtre qui donnait sur le champ de millet reflétait la lumière trouble de la nuit, comme si derrière elle s’étalait la profondeur d’une eau immobile. Egor se souleva dans son lit, pensant à ce qui se passait maintenant dans le champ obscur et à celui qui marchait solitairement sur la route lointaine, portant au dos une besace remplie de pain. Quelqu’un, certainement, marchait sans aucune crainte, sur la route déserte. Qui était-ce?
Au loin, quelqu’un soupire lentement, puis gémit et se tut. Egor se mit devant la fenêtre; l’éclat de la terre obscure éclairait toujours les vitres, mais le son triste comme un soupir se fit à nouveau entendre. Etait-ce une charrette qui passait dans le lointain, ou bien la vieille femme de fer qui allait par le ravin, souffrant de voir les hommes vivre et naître? Elle n’aurait jamais la patience d’attendre d’être seule au monde.
– J’irai et j’apprendrai tout, décida Egor. Que se passe-t-il la nuit? qui est cette vieille?
Il mit ses culottes et sortit pieds nus.
L’érable remuait ses branches, prêt à prendre la route; les pissenlits se frottaient contre la haie et la vache ruminait dans l’étable. Personne ne dormait dans la cour.
Les étoiles lumineuses scintillaient au ciel; il y en avait tant qu’elles semblaient proches; c’est pourquoi, la nuit, sous les étoiles on n’avait pas peur, tout comme en plein jour, parmi les fleurs des champs.
Egor longea le millet, passa devant les tournesols ensommeillés et murmurants et prit la route abandonnée et solitaire, se dirigeant vers le ravin.
Le ravin était vieux; l’eau ne le creusait plus et il était envahi de hautes herbes et de broussailles. Les vieux et les vieilles y venaient chercher de l’osier et, en hiver, ils en tressaient des corbeilles, dans leurs isbas.
Lorsque Egor fut passé, les herbes et les broussailles se refermèrent derrière lui. Quand il fut au fond du ravin, il vit qu’il y faisait plus calme et plus sombre qu’en haut de la terre. Aucun brin d’herbe, aucune feuille ne remuaient ici et il se prit à trésaillir.
– Etoiles, veillez sur moi, murmura Egor, car, seul, j’ai si peur!
Mais du ravin on ne pouvait apercevoir que trois étoiles, et celles-là ne scintillaient que faiblement à une hauteur vertigineuse, comme si elles s’étaient éloignées, obscurcies par les ténèbres.
Egor caressa l’herbe, aperçut un caillou, puis secoua une touffe de pissenlit, qui ressemblait à celle de la cour familière de sa ferme. Il se débarrassa de son angoisse, car il les sentait avec lui, eux, qui vivaient ici, sans éprouver de crainte. Bientôt, il découvrit une petite caverne, creusée au flanc du ravin, d’où l’on extrayait de l’argile; il s’y blottit. A présent, l’envie de dormir l’envahissait, car il s’était fatigué à vivre et à gambader toute la journée.
« Lorsque la vieille femme de fer passera, je l’appellerai », pensa Egor se recroquevillant pour se préserver de la fraîcheur nocturne. Il ferma les yeux.
Un calme complet enveloppait la terre; tout se taisait; le voile céleste cachait les étoiles, tandis que l’herbe baissait la tête, comme si elle mourait.
Un bruit lugubre retentit dans ces terres basses, comme eût passé le soupir de regret de tous les hommes morts. Egor ouvrit aussitôt les yeux, ayant entendu dans son sommeil ce bruit si triste. Au-dessus de lui, il vit un corps sombre, grand et trouble dans la nuit noire environnante, prêt à surgir et prêt à disparaître.
– Qui es-tu? demanda Egor. Es-tu la vieille?
– Oui, la vieille, répondit-on.
– Et tu es en fer? J’ai besoin de celle qui est en fer.
– A quoi te servirai-je? demanda la vieille femme de fer.
– Je voudrais te voir. Qui es-tu? A quoi sers-tu? interrogea Egor.
– Quand tu seras sur le point de mourir, alors je te le dirai, répondit la voix de la vieille.
– Si tu me le dis, alors je consens à mourir, accepta Egor, saisissant une motte de terre glaise, afin d’en aveugler la vieille pour la vaincre.
– Viens plus près; je vais te le dire à l’oreille.
Et, pour la première fois, la vieille bougea et de nouveau retentit le bruit habituel et lugubre du fer qui grinçait ou des os desséchés qui craquaient.
– Viens vers moi, je te raconterai tout, et alors tu mourras. Sinon, toi, qui es petit, tu as encore beaucoup à vivre et je devrai longtemps attendre ta mort. Aie pitié de moi, je suis vieille.
– Mais qui es-tu donc? Dis-le-moi, demanda Egor. N’aie pas peur de moi; vois, moi, je ne te crains pas.
La vieille se pencha vers Egor, se rapprochant de lui. Le garçon se blottit dos contre terre dans sa caverne et, les yeux grands ouverts, dévisagea la vieille femme de fer qui s’inclinait vers lui. Lorsqu’elle fut tout contre lui et qu’il n’y eut plus, entre eux, qu’un peu de ténèbres, Egor se mit à crier:
– Je sais, je sais qui tu es. Je n’ai pas besoin de toi. Je te tuerai.
Et il jeta à la face de la vieille une poignée d’argile. Lui-même perdit connaissance et se serra tout contre le sol.
Mais, même évanoui, et le visage collé au sol, Egor entendit encore la voix de la vieille femme de fer:
– Tu ne me connais pas; tu ne m’as pas bien regardée. Pourtant, toute ta vie, j’attendrai ta mort et je te tourmenterai parce que tu ne me crains pas.
– Mais si, j’ai eu un peu peur; mais je m’habituerai et je cesserai de te craindre, pensa Egor en retombant dans le sommeil.
Une sensation de chaleur familière le réveilla. De grandes mains douces le portaient. Il questionna:
– Qui es-tu? Tu n’es pas la vieille?
– Et toi? Qui es-tu? lui demanda sa mère.
Egor ouvrit les yeux, puis les referma: la lumière du soleil éclairait de nouveau tout le village, ainsi que l’érable dans la cour et la terre tout entière. Egor ouvrit encore les yeux et aperçut le cou de sa mère, tout contre sa tête.
– Pourquoi t’es-tu enfui dans le ravin? demanda la mère. Nous t’avons cherché dès le petit matin. Le père est parti, très inquiet, travailler dans les champs.
Egor raconta que, dans le ravin, il avait lutté avec la vieille femme de fer, mais qu’il n’avait pas eu le temps de bien voir son visage car il lui avait jeté de la glaise à la figure.
La mère se mit à réfléchir. Puis elle posa Egor à terre et le regarda comme s’il eût été un étranger.
– Marche sur tes propres pieds, lutteur… Tu as dû rêver…
– Non, je l’ai vue, en réalité, affirma Egor. Il existe des vieilles femmes de fer.
– Après tout, c’est possible qu’il en existe, consentit la mère en emmenant son fils vers la maison.
– Mère, qui est-elle donc?
– Moi, je ne sais pas. J’en ai entendu parler. Je ne l’ai jamais vue moi-même. Les gens disent que c’est notre destinée ou notre peine qui marche. Quand tu seras grand, tu l’apprendras bien par toi-même.
– Les destinée? prononça Egor. Je ne sais pas ce que cela veut dire. Je grandirai encore un peu, puis j’attraperai la vieille femme de fer…
– Attrape-la, attrape-la, mon petit, fit la mère. En attendant, je vais t’éplucher quelques pommes de terre et je te les ferai sauter…
– Ca, je veux bien, consentit Egor. Je commence à avoir faim. Il y a des vieilles qui sont fortes. Je me suis bien fatigué à combattre contre elle.
Ils entrèrent dans l’isba. Sur le plancher, rampait le petit vermisseau qui, sortant du lit d’Egor, rentrait chez lui, dans la terre.
– Rampe, être muet, murmura Egor. Eh quoi! Qui est-il donc? Il n’a pas voulu me le dire. Plus tard, je le saurai quand même. Et je devinerai aussi qui est la vieille. Quant à moi, je deviendrai un vieil homme de fer.
Egor s’arrêta sur le seuil et se mit à réfléchir:
– Je ferai exprès d’être en fer, afin de tant effrayer la vieille femme qu’elle en mourra. Et puis, je ne resterai plus en fer. Je ne le veux pas. Je redeviendrai petit garçon auprès de ma mère.

Arkadi et Boris Strougatski – Le Robot déchaîné (1958)

Lorsque l’on est bibliophile, il arrive de tomber sur des choses intéressantes, dans des supports particulièrement inattendus. Ainsi, il y a quelques mois, notre ami Joseph Altairac nous avait signalé une nouvelle d’Arkadi et Boris Strougatski, publiée dès 1958 (les deux frères débutent leur carrière en 1956, rappelons-le), dans la revue de propagande France-URSS.

La nouvelle en question, Le Robot déchaîné, porte en fait le titre original de Réflexe spontané, titre qu’elle reprendra lors de sa nouvelle parution dans l’anthologie Le Messager du cosmos, publiée au début des années 1960 par les Editions en Langues étrangères de Moscou.

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La traduction est ici anonyme. Nous reproduisons cette nouvelle avec l’aimable accord de Joachim Rottensteiner, agent de Boris Strougatski, que nous remercions.

© Arkadi et Boris Strougatski. Reproduction soumise à autorisation.

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Marina et Sergueï Diatchenko – À propos de La Caverne (interview 2009)

Nous avons eu le plaisir de pouvoir poser quelques questions à Marina et Sergueï Diatchenko, au sujet de La Caverne, mais aussi d’un autre roman à paraître en France:

Russkaya Fantastika: Qu’est-ce qui vous a motivé à écrire un roman comme La Caverne?

Sergueï Diatchenko: Ma thèse de doctorat était consacrée à la génétique de la criminalité, et c’est donc depuis longtemps que je réfléchis au phénomène de la violence, à ses racines et à sa prévention. Avec Marina nous avons souvent discuté de ce qu’est l’agression et de ce qu’est la « victimité ». Et est-il possible d’imaginer une société sans cette agression? C’est à la suite de ces discussions que le roman la « Caverne » est né.

Marina Diatchenko: Pas du tout. C’est un traité qui aurait pu naître à la suite de ces discussions mais pas un roman. Ce sont des associations fortuites, des sensations vagues, des images, des caractères, des détails frappants qui sont devenus le motif de la naissance de ce roman. Et seulement après, tout cela a commencé à se réunir en une histoire cohérente.

RF: Où se trouve la Caverne? Est-ce un univers parallèle? Ou notre monde dans un lointain futur?

Marina et Sergueï: Ici, chaque lecteur est en droit de penser à sa guise. A quoi cela servirait-il de détruire une certaine intrigue en la révélant dans notre réponse? Il peut exister d’autres interprétations.

RF: Ce roman sonne comme une charge contre le milieu de la psychiatrie. Etes-vous en froid avec cette profession?

Sergueï: Non, pas du tout! Je suis moi-même psychiatre. C’est un travail très dur mais aussi très nécessaire. Tout le monde est au bord de la folie. La civilisation est atteinte de schizophrénie. Qui va la soigner?

Marina: Sergueï aime vraiment la psychiatrie, il sent bien les gens, sait manier l’hypnose et beaucoup d’autres choses. Dans le roman nous ne voulions pas du tout attaquer les psychiatres parce que ce sont eux qui ont construit le monde que beaucoup de nos lecteurs considèrent comme une excellente utopie.

Sergueï: D’autres prouvent avec passion que le monde de la « Caverne » est au contraire, une sombre anti-utopie.

RF: En définitive, êtes-vous d’accord avec cette classification des personnes en victimes et prédateurs?

Sergueï: Cette simple arithmétique est alléchante depuis l’époque de Francis Galton et Cesare Lombroso, mais la vie est plus compliquée que les mathématiques de non-euclidiennes. La génétique n’est pas un fatum, et une victime peut bien se transformer en animal peut-être peureux mais insolent et agressif.

Marina: L’héroïne principale du roman La Caverne réfute justement tout ce schéma de classification. Elle en est extérieure.

RF: Est-ce qu’on peut dire que Pavla Nirombets et Raman Kovitch vous ressemblent quelque part?

Marina: Tous nos héros nous ressemblent quelque part. Comme chez tout écrivain.

Sergueï: Pas tout à fait comme ça. Kovitch est une image collective, le résultat de l’observation de certains metteurs en scène. Mais Pavla a été esquissée avec les traits de caractère de plusieurs de nos amis. Marina et même moi nous ne sommes pas aussi désordonnées dans la vie que notre chère Pavla. Bien que sous le rapport de l’anti-victimisation et de l’obstination nous puissions l’envier.

RF: Dans vos oeuvres, la psychologie des personnages occupent une place importante, beaucoup plus que l’action. Vos personnages semblent souvent au bord de la folie. Pourquoi vouloir les emmener jusqu’à ce stade? Un héros fort ne vous conviendrait-il pas?

Marina: Permettez-moi de ne pas être d’accord avec vous. Est-ce que les personnages de La Caverne, Kovitch et Tritan, ne sont pas des personnes fortes et d’un seul tenant, ou, par exemple, l’héroïne du roman Armagued-dom, Lidia Sotova, qui a un caractère de fer et une volonté inflexible? Pour le personnage principal du roman Vita nostra, Sachka Samokhina, c’est la même chose: en passant par de rudes épreuves, elle devient aguerrie…

Sergueï: Mais la psychologie est vraiment notre marotte. Cela nous intéresse. Surtout quand un héros se heurte à un dilemme éthique insoluble à cause duquel il est obligé de modifier l’interprétation de toute sa vie.

RF: Qu’est-ce qui vous a donné l’envie d’écrire ensemble?

Marina et Sergueï: L’amour.

RF: Un de vos romans, Varan, doit sortir dans quelques mois en France, dans la collection Wiz d’Albin Michel. Pourriez-vous nous en dire quelques mots?

Marina et Sergueï: C’est un de nos romans préférés. De la fantasy, un récit de voyage original. Notre soif de voyager inapaisée y a été peut-être concentrée – nous avons parcouru la moitié du monde mais nous n’avons vu, n’avons senti qu’un fragment d’un grand kaléidoscope. Qu’est-ce qu’il y a là-bas, derrière l’horizon? De plus, dans ce roman nous essayions de comprendre ce que c’était le miracle, la création, le bonheur… Ce sont les questions éternelles non seulement pour l’adolescent mais aussi pour l’adulte – au moins pour des adultes tels que nous. Mais voici ce qu’un critique a dit de ce roman: «  Il est question dans ce roman des voyages d’un salaud, Varan, qui a quitté sa fiancée, refusé la carrière de fonctionnaire au service de l’empereur et la vie confortable d’artisan pour trouver un jour l’Etincelle Errante – un supposé démiurge de ce monde qui, comme le dit une légende, vagabonde dans les village et partage avec les gens une force magique: après son départ, des magiciens naissent dans les maisons qu’il a visitées. Les chapitres où Varan atteint presque le mystérieux vieillard se lisent avec une tension sincère mais la fin de la poursuite est inattendue pour ceux qui sont habitués aux sujets banals ».

 

Valentina Jouravleva – Ceux qui volent à travers l’univers (1963)

En marge de Dimension URSS, nous avons tenu à traduire une autre nouvelle de Valentina Jouravliova. Ce petit texte naïf, bien représentatif de son époque, révèle toutefois une personnalité charmante. De plus, nous restons persuadé que cette nouvelle, ainsi qu’une autre intitulée Rapsodie stellaire, dont la thématique est très proche, ont profondément influencé Carl Sagan pour son roman Contact, adapté au cinéma par Robert Zemeckis avec Jodie Foster. Voici donc Ceux qui volent à travers l’univers, datant de 1963, et publiée ici avec la permission de la Fondation officielle Guenrikh Altshuller, que nous remercions.

 

Ceux qui volent à travers l’univers

« C’est une drame, un drame des idées »

Albert Einstein

A côté de la table où je prenais place quand j’étais élève de première se trouvait une fenêtre. Elle était si proche de moi que je pouvais atteindre son rebord rugueux, chauffé par le soleil. Les années passaient, on changeait de classe mais je choisissais toujours une table à côté de la fenêtre. Notre école se trouvait à la lisière de la ville, sur une haute colline. On pouvait voir beaucoup de choses intéressantes par la fenêtre. Mais moi, je regardais le plus souvent l’antenne du radiotélescope. Cette antenne me semblait petite même si je savais qu’elle était grande: une coupe de trois cents mètres tournée vers le ciel. J’aimais observer son mouvement mystérieux. C’était peut-être pour ça que tout ce que j’apprenais à l’école se liait automatiquement à l’antenne.

C’était celle du radiotélescope qui captait les signaux des êtres doués de raison d’autres planètes. Nous étions ami avec l’antenne. Quand je ne pouvais pas résoudre un problème difficile, elle m’encourageait: « Ce n’est pas grave, tu t’en acquitteras sans faute! Moi aussi, j’effectue un dur travail. Il faut chercher, chercher, chercher… » Au printemps, les rayons du soleil se reflétaient sur la surface extérieure du réflecteur, donnant naissance à un lièvre blanc qui errait sur le plafond de la classe. Jours et nuits, jours ouvrables et jours fériés, elle travaillait, cette antenne de mon radiotélescope.

Mais un jour, elle s’arrêta. Je regardai par la fenêtre et je vis le miroir immobile, penché vers le bas. Alors, je courus vers elle. Je courais aussi vite que possible: la cour de l’école, les rues, la grande route… Des gens marchaient tranquillement sous l’antenne et personne ne faisait attention à moi.

Pendant longtemps, je ne revins pas à l’internat. Je le savais: on m’interrogerait pour savoir pourquoi je pleurais. Comment pouvais-je l’expliquer?

Depuis ce temps-là, l’antenne du radiotélescope resta immobile. Je lus dans un journal que les tentatives pour capter les signaux d’autres civilisations, qui duraient depuis plus de quarante ans, étaient restées vaines. Comme d’habitude, je voyais par ma fenêtre la coupe grillagée de l’antenne mais le lièvre blanc ne courait plus sur le plafond. Parfois, une idée naïve et audacieuse venait dans ma tête: je referai, j’inventerai quelque chose, et le télescope fouillera de nouveau dans le ciel…

Je devins astronome et comme sujet de recherche je choisis le problème du contact avec des civilisations étrangères. On appelait les gens comme moi, avec une pointe de malice, des fouineurs. Ce fut lors de temps difficiles que je devins fouineuse : la dernière tentative, très sérieuse, et sans résultat, avait provoqué une déception. Beaucoup de fouineurs s’étaient lancés dans l’étude d’autres problèmes. Nous n’avions aucune station travaillant pour cette recherche. On ne nous les refusait pas – nous ne les demandions nous-mêmes pas. Nous voyions que les vieilles voies étaient inutilisables et nous n’en connaissions pas de nouvelles.

Il ne restait dans notre Institut que trente personnes : à peine la moitié de tous les fouineurs au monde. On considérait que nous faisions une recherche libre. Pour parler plus précisément, c’était une recherche à l’aveuglette. Nous cherchions au hasard. Il n’y avait pas d’hypothèses que nous refusions de vérifier. Nous retravaillions sur les notes obtenues lors de sessions d’écoute précédentes. Nos ingénieurs inventaient des filtres radio très fins et construisaient des systèmes ultrasensibles d’amplificateurs moléculaires. Nous nous préparions à de nouvelles recherches.

Et voilà, en deux jours, tout changea.

Le soir du premier jour, je rencontrai une personne que je connaissais depuis longtemps. Nous marchâmes pendant longtemps dans un jardin public, puis, nous descendîmes vers le quai. Il bruinait. Nous nous essayâmes juste à côté de l’eau et nous parlâmes. Ce fut une conversation pénible. De temps en temps, il me semblait que j’entendais nos voix de l’extérieur: je pensais alors : « Pourquoi ne pouvons-nous pas nous comprendre ? » Les paroles ressemblaient à des gouttes de pluie froides sur l’imperméable. Tout ce que nous disions ce soir-là rendait impossible une chose simple : prononcer quelques bons mots. Des paroles habituelles et naturelles semblaient à ce moment-là inutiles et fausses.

Je rentrais chez moi à pied en longeant la rivière. Je marchais et me prouvais que cette personne m’était égale. J’arrivais à la preuve logique et juste comme un théorème de géométrie.

Puis je restais dudant un moment sur un pont en réfléchissant à pourquoi tout s’était arrangé comme ça. Comme c’est facile de démontrer un théorème et comme il est difficile de fournir une preuve d’amour ! Je regardais les lumières de la ville à travers la brume grise de la pluie et pensais : « Les lumières brillent, je les vois ; si elles s’éteignent je verrai qu’elles ne sont plus. Tout est simple. Mais comment voir l’amour ? »

Il m’est très difficile d’expliquer ce que je ressentais à l’époque. J’essaye de le faire juste pour que la suite soit claire.

Il faisait grand vent au-dessus de la rivière, j’étais transie et je courrais chez moi. Je me marchais longtemps dans la pièce, et quand cela devint insupportable, je commençai à mettre en ordre mes livres.

Il y a des moments quand même les bonnes gens deviennent impitoyables. Je regardais avec envie des pages connues depuis l’enfance. C’est bien fait pour vous, pensais-je. Et pour vous, et pour vous, et pour tous ! Cela me faisait rire qu’à chaque époque, les gens imaginaient les signaux extra-terrestres obligatoirement tels qu’ils étaient au même moment sur Terre. On inventa la radio – et on pensa que l’on capturerait des radio-signaux. On lança les premières fusées – et on se mit à parler de l’arrivée de vaisseaux étrangers. L’optique quantique apparut – on commença à capter des faisceaux de lumière… Tout est de travers ! Tout est faux !

Les signaux, s’ils existent, ont été envoyés par une civilisation qui est plus âgée de milliards d’années que la nôtre. Les civilisations à signaux (c’est notre terme professionnel) doivent être non seulement plus âgées : elles sont toutes-puissantes, elles savent faire tout ce qui ne viole pas les lois de la nature. Elles n’enverront non pas ces deux signaux à peine perceptibles que nous capterons à la limite de la sensibilité des appareils mais des signaux d’une puissance colossale, des signaux aussi brillants que les lumières de la ville que j’ai regardées sur le pont. Seul un aveugle ne pourra pas les voir ! Mais nous ne connaissons pas ces signaux. Soit ils n’existent pas du tout, soit…

A ce moment, j’oubliai instantanément ma colère absurde contre l’humanité. La conclusion était fracassante : les signaux étaient sous nos yeux, ils nous étaient devenus familiers, nous ne nous en apercevions tout simplement pas !

C’était une nuit folle. Je ne dormais pas du tout. J’étais excitée par ce fait qu’une découverte se trouvait quelque part ici. « Ils brillent, répétais-je, tout le monde les voit. S’ils s’éteignent nous comprendrons qu’ils ne sont plus…»

Au petit matin, j’étais fatiguée et déjà sans aucune émotion je pus observer de nouveau toute la démarche de ma pensée. Les civilisations à signaux ont pris un grand pas sur nous mais les vitesses super lumineuses leur sont aussi inaccessibles. Elles ne vont pas voler en quête de la raison. Ils enverront des signaux. Et ce ne seront pas les signaux orientés car on ne sait pas vers où les orienter, mais ce sera quelque chose comme un appel : « Ecoutez tous ! » Ce genre de signal doit « faire effet » automatiquement partout où une vie hautement organisée est possible. Par exemple sur les planètes dotées d’une atmosphère. Donc, les signaux doivent être du même type pour la Terre, Mars, Vénus. Et le principal: ces signaux seront de longue durée. Ils doivent être émis depuis des millions, même des dizaines, des centaines de millions d’années. Mais qu’est qui peut tenir le coup depuis un million d’années ?! Même les monts les plus hauts s’écroulent au terme de cette période…

A 9 heures du matin, je commençai une expérience. Son idée était simple. J’avais trouvé une nouvelle voie, et c’était une machine qui devait la suivre, la machine de la série logique P-10. Je programmai une tâche dont le sens était à peu près le suivant :

Admettons que nous sommes devenus tout-puissants. Nous avons décidé d’envoyer des signaux vers toutes les planètes où, en principe, existent des formes supérieures de vie, y compris vers des planètes inconnues. Ces signaux doivent perdurer des milliers, des millions d’années. Ils doivent être visibles à tous les êtres doués, même de peu, de raison.

QUELS SONT CES SIGNAUX ?

Je mis la machine en marche puis je donnai la copie du programme à mes collaborateurs. Chez nous il était d’usage de soumettre les nouvelles hypothèses au débat. Nous essayions de nouvelles idées, comme on essaie un métal destiné à une construction importante. Et c’était parfois l’occasion de bien rire.

Je retournai à mon laboratoire. La machine travaillait. D’après la lecture des appareils de vérification, je voyais qu’elle ne cessait pas d’absorber de nouvelles informations. A sa demande, celles-ci étaient transférées des dépôts centraux.

Pour vérifier nos hypothèses nous avions souvent utilisé ces machines. Elles ne plaisantaient jamais. Mais elles brisaient les idées les plus ingénieuses. Un jour, nous avions calculé qu’une machine de type P-10 avait besoin, en général, de neuf minutes pour réduire en miettes une nouvelle hypothèse « de fouineur » …

Je consultai ma montre. Tous nos collaborateurs s’étaient rassemblés dans le laboratoire. Tous consultaient leurs montres. Quarante minutes s’étaient écoulées, la machine travaillait, et nous voyions qu’elle envoyait sans arrêt de nouvelles demandes. Durant douze minute, elle fouilla dans les archives de l’Union internationale d’astrophysique. Sa conversation avec l’Observatoire astronomique de Poulkovo dura quatre minutes. Et tout à coup, une surprise absolue : la machine entra en contact pour long moment avec le département d’information des Archives cinématographiques. Je ne sus pas ce que ses confrères électroniques y cherchèrent mais cela dura plus de trois heures.

Nous attendions. Quelqu’un fit bien de téléphoner pour qu’on nous apportât le déjeuner dans le laboratoire. La machine contactait les organisations les plus diverses. Elle ressemblait à une personne qui, trop pressée, posait toutes les questions d’un coup.

A six heures du soir, on me força à partir. J’entrai dans la bibliothèque et je m’allongeai sur le canapé. On me promit de me réveiller une heure plus tard. Quand je me réveillai, il était midi moins cinq. Je courus vers la P-10. Elle travaillait toujours. On me dit que depuis dix heures elle traitait des données concernant Mars et Vénus.

Nous passâmes toute la nuit à côté de la machine. Le téléphone sonnait presque tout le temps mais que nous pouvions répondre ?… Les signaux devaient représenter quelque chose d’habituel, que tout le monde connaissait. Et nous comprenions : cela ne serait pas facile de se maîtriser et de regarder sous un aspect nouveau ce qui était considéré comme terrestre de tout temps…

A huit heures du matin, la machine acheva son travail. Durant la nuit, des astronomes de Moscou, de Melbourne et d’Ottawa étaient arrivés. Le bureau ne pouvait les contenir tous et la plupart des gens se trouvaient dans le corridor. Notre chef s’approcha de l’imprimante de la machine et appuya sur un bouton. La machine tapa clair et net :

« Aurores boréales ».

Nous avons perdîmes contenance. L’idée des aurores boréales nous était venue à l’esprit dès hier mais, sans savoir pourquoi, nous l’avions rejetée. Nous formulâmes notre question en nous coupant la parole l’un l’autre : « Les aurores boréales dépendent de l’activité du Soleil ? N’est-ce pas ? »

« Oui, répondit la machine. Les signaux se superposent au flux corpusculaire venant du Soleil. Il était utile d’utiliser une énergie locale pour de longs signaux. Le caractère signalétique des aurores boréales se manifeste dans l’alternance régulière des couleurs ».

Nous fîmes tellement de bruit que je ne pouvais plus rien comprendre. La machine fut accablée de dizaines de questions, mais le chef dit : « Pas tous à la fois ! Tout d’abord il nous faut savoir comment notamment… bref, comment elles changent la couleur des signaux ».

Il programma la question et la machine répondit :

« La périodicité est de deux ans et demi. La durée, une heure et demi ou deux heures. Tous les deux ans et demi des signaux analogues sont aussi observés dans les aurores boréales de Vénus et de Mars. La meilleure description se trouve dans les données de Dioney, Islande, 1865 ».

Une heure après, on nous apporta un microfilm du livre de Dioney. Voilà comment ce rayonnement était décrit dans ce livre :

« On nous informa de l’aurore boréale qui commençait et nous grimpâmes aussi vite possible sur le plus haut toit du fort. A côté du zénith s’allumait un nuage blanc. Au début, ce fut les bords du nuage qui s’éclairèrent, puis il s’enflamma et la lumière blanche inonda le ciel et la mer. Les agrès fins de notre goélette se dessinaient d’une manière précise sur cette lumière du nord. Puis, à travers la lumière blanche parvenue à son maximum d’intensité, nous vîmes une bande rouge. Ce n’était pas l’arc qu’on décrivait souvent mais une souple bande lumineuse aux limites bien tracées. Tout a coup, cette bande rouge s’éteignit. Ce ciel nous parut vide, mais bientôt, elle s’alluma de nouveau. Puis, sa couleur rouge vira au jaune. On aurait dit que ces zones de lumière s’accordaient. Durant une demi heure, elles apparaissaient et s’éteignaient selon des laps de temps équivalents, et par la suite, nous vîmes un jet de rayons lumineux. Hardies et rapides, de longues colonnes lumineuses montaient en haut. Elles étaient de couleurs différentes – depuis le jaune jusqu’au pourpre, du rouge à l’émeraude. Et puis, les bandes rouges et jaunes qui alternaient réapparurent dans le ciel comme s’ils voulaient achever ce spectacle sublime. Le rayonnement reprit un aspect habituel pour ces lieux… »

Nous gardâmes le silence pendant longtemps. Puis, quelqu’un dit :

– Deux bandes rouges et une jaune… C’est une espèce d’appel, et la transmission elle-même représente les éclats sous formes de colonnes.

Oui, on devinait ici une certaine différence avec les formes habituelles du rayonnement… Mais nous n’avions tout de même pas réussi à trouver de description détaillée ni d’images de film en couleurs de la partie principale de la « transmission ». Nous étions depuis longtemps habitués à l’aurore boréale et il n’était venu à l’esprit de personne de la filmer sans cesse, durant deux ou trois ans. Nous ne découvrîmes que quelques images où se retrouvaient par hasard les signaux de l’«appel ». Il s’agissait de la bande d’un vieux ciné-journal qui avait reproduit un combat naval dans la nuit polaire. Il était difficile de discerner les signaux d’appel du cosmos à travers les déflagrations aveuglantes des tirs et les traits ardents des obus traçants…

* * *

Maintenant, alors que j’écris ces lignes, l’air tremble du bruit des moteurs. Un nouveau groupe de vintolets (aéronefs de grande vitesse, NdT) est arrivé à la station « Pôle Nord ». Si l’hypothèse est exacte, dans dix-sept jours nous verrons un rayonnement de « signaux ».  Des observations seront faites aux pôles de la Terre, de Mars, de Vénus. Nous travaillons jours et nuits comme travaillait auparavant sans trêve ni repos l’antenne derrière ma fenêtre.

Ces lumières se sont allumées peut-être durant des millions d’années. Elles ont éclairé une Terre déserte, ont donné de la lumière à l’homme des cavernes. Elles luisaient le jour où, à Rome, sur la place du champs des fleurs, on menait Giordano Bruno à l’exécution…

Encore et encore, les signaux stellaires s’allumaient au-dessus de la Terre. Le feu aveuglant de la guerre les couvrait, les yeux insensibles des gens noyés dans leurs soucis les regardaient mais ceux qui envoyaient ces signaux étaient patients. Ils savaient que viendrait le temps où ils seraient aperçus. Ce temps est arrivé !

Nous entendrons les voix de ceux qui volent à travers l’Univers…

Sergueï Loukianenko – Une interview (2009)

Grâce à la complicité de Christine Zeytounian-Beloüs, nous avons pu réaliser une petite interview de Sergueï Loukianenko, qui a bien voulu répondre, non sans humour, à nos questions.

Note: nous avons ajouté entre parenthèse les éditeurs des des jeux vidéo mentionnés.

Quelles ont été vos sources d’inspiration pour cette série? Quels auteurs ont pu vous influencer?

Mon idée principale était d’écrire un roman de Fantasy dans la réalité actuelle, afin que les magiciens puissent utiliser des téléphones portables et les loups-garous conduire des voitures. :) Cette idée était probablement dans l’air du temps car ces dernières années, le genre « Fantasy urbaine » est devenu très populaire tant en Russie que dans d’autres pays.
Parmi les auteurs dont l’influence sur les Sentinelles est quelque peu manifeste, je mentionnerais les frères Strougatski (et plus précisément leur vieux récit des années 1960, Le Lundi commence le samedi où l’on peut voir le travail d’un Institut scientifique d’étude de la magie en URSS) et Stephen King qui dans son oeuvre fait entrer sans hésiter la magie et la mystique dans la réalité.

Comment expliquer l’immense succès que ces romans ont obtenus, tant en Russie qu’ailleurs?

Cette question est très difficile. :) Certes, les films tournés en Russie ont joué un grand rôle dans la publicité du livre. L’intérêt des éditeurs étrangers est apparu aussi après l’adaptation à l’écran du roman. Mais une adaptation, même réussie, ne peut pas toujours éveiller l’intérêt pour l’auteur et pour son livre. Les lecteurs ont peut-être aimé l’idée principale des Sentinelles, à savoir non pas simplement une opposition entre le Bien et le Mal mais aussi un essai de comprendre jusqu’à quel point le Bien peut aller sans se transformer en Mal, et si le Mal peut créer le Bien. L’idée du dualisme entre le Mal et le Bien n’est pas neuve mais elle perturbe toujours autant les gens.

Vous parlez souvent de chanteurs ou de groupes musicaux dans ces romans. Est-ce pour vous une façon d’illustrer le récit, ou simplement une manière d’indiquer vos goûts personnels?

Les deux. J’écris souvent des livres en écoutant de la musique, et si je découvre qu’une chanson est en harmonie avec les pensées qui sont dans le livre, je l’incorpore au texte. Il en résulte une sorte de liaison interne entre la musique et la littérature. Avec le temps, j’ai fais la connaissance de beaucoup de musiciens dont j’ai utilisé les chansons. Je suis charmé de ce fait qu’ils lisent mes livres.

Dans le troisième volume des Sentinelles, vous désarmez, en quelque sorte, les critiques qui pourraient vous reprocher d’utiliser un univers de jeux vidéo (avec ces mages de différents niveaux), en imaginant justement un influence de ces jeux sur la sociétés des Autres. Etes-vous vous-même un joueur? Si oui, quels sont vos jeux favoris?

Oui, j’aime les jeux vidéo. Je préfère les RPG (Role-playing games). On a aussi créé, actuellement, quelques jeux d’après mes livres: Les Sentinelles de la nuit (Novyï Disk / Nival Interactive), Les Sentinelles du jour (Novyï Disk / Nival Interactive / Targem), Ce n’est pas le temps des dragons (1C / Arise / KranX Productions). Donc, même si les jeux prennent beaucoup de temps, ils incitent parfois à la création… et puis, les livres à leur tour deviennent une base pour les jeux. Il y a en cela une certaine ironie de notre époque.

Pensez-vous vraiment que, comme le disait Ivan Efremov au début des années 1970, « c’est sur la Terre qu’on a à vivre »? La conclusion du troisième volume des Sentinelles est très pessimiste à ce sujet…

Je suis bien persuadé que l’humanité doit se développer et conquérir de l’espace. Tôt ou tard, cela deviendra la condition de notre survie, et donc cela vaut la peine de commencer un peu plus tôt. Mais actuellement, l’astronautique est devenue malheureusement peu intéressante pour les pays leaders, son importance est plutôt appliquée. Ca n’est pas mal… mais je voudrais bien voir une expédition vers Mars ou une vraie conquête de la Lune… Ça fait déjà plus de cent ans que l’homme rêve de la conquête de l’espace, et ce n’est probablement pas par hasard. Je veux bien croire que nous ne « partirons pas vers des mondes virtuels », que nous ne resterons pas pour toujours sur la Terre, mais que nous tâcherons de devenir les habitants de l’Univers.

Que pouvez-vous nous dire sur la Russie actuelle?

La Russie est mon pays, je l’aime bien et je m’inquiète pour son destin. Je suis heureux de nos succès et les échecs me tourmentent. Actuellement, la Russie n’est pas dans la pire des situations mais elle est loin d’être dans la meilleure des situations de sa nouvelle histoire. Je pense que les années qui viennent montreront définitivement si nous réussirons à casser les tendances négatives et faire de notre pays un État fort, respecté et où la vie sera agréable… ou alors cela voudrait dire que l’expérience communiste du XXe siècle et la chute de l’URSS qui l’a suivie ont eu des conséquences trop catastrophiques pour notre peuple. Je suis optimiste, malgré tout… bien qu’il soit toujours très difficile d’être optimiste en Russie.

A quel projet travaillez-vous en ce moment?

Je viens de terminer le roman intitulé L’Empoté. A mon avis c’est une bonne histoire, intéressante et drôle, qui a lieu dans le monde du conte, de la Fantasy. Il me semble que ce sera intéressant pour les lecteurs du monde entier. J’espère qu’elle paraîtra tôt ou tard en France. Je ne voudrais pas rester pour le lecteur français seulement l’auteur des Sentinelles.
Le nouveau livre que je vais maintenant écrire s’appelle Le Chasseur de visions. C’est une histoire sur le Pays des Rêves, sur les gens qui peuvent s’y rendre… et y rester.  Cependant, jusqu’à ce que j’aie écris trois ou quatre chapitres, je ne suis jamais sûr de ne pas être obligé de laisser un livre en sommeil.  Il est possible qu’un autre sujet m’intéressera  – et le Pays des Rêves sera obligé d’attendre. :)

Henry Lion Oldie – À propos de La Voie de l’épée (interview 2008)

Russkaya Fantastika: Vous faites référence, tout au long du récit, à de grands textes épiques du monde entier (le Kalevipoeg, les récits sur Gesser Khan, ceux sur Niourgoun Boôtour le Yakoute, le Mahabharata, pour ne prendre que quelques exemples). En dehors du fait que cela trahit une grande culture, est-ce que cette littérature épique constitue pour vous une véritable passion?

Henry Lion Oldie: Depuis notre jeune âge, nous nous passionnons pour la poésie épique de différents peuples. Durant des années, nous avons assemblé chez nous une collection importante de livres. Ce sont des dizaines de volumes comprenant entre autres le Mahabharata indien, le Gouroulitadjik, des sagas scandinaves et islandaises, le Shah-nameh de Firdousi, le Kalevala, la Bibliothèque d’Apollodore, le Chant des Nibelungen, le Gesserbouriate, le kazakh Manas; les légendes du Japon, de Chine, de Géorgie, d’Afrique… En effet, la poésie épique, en dehors de donner des notions sur un peuple, pose carrément un ensemble de questions biens intéressantes – historiques, philosophiques, sociales, religieuses, sacrales, métaphysiques.

A l’époque, nous avons écris un roman épique, L’oppresseur bleu-sombre des créatures, Черный Баламут (traduction exacte du nom sanscrit de Krishna Janardana) dont la base était la grandiose poésie épique qu’est le Mahabharata. En utilisant ce texte de l’Inde ancienne nous avons soulevé une série de problèmes actuels, et à notre avis épineux, sur ce qui est tout naturel: la ruine des empires, les degrés de liberté dans une société structurée, les relations entre l’Amour, la Loi et l’Intérêt… Nous avons aussi écrit un Cycle achéen qui comprend les romans Il ne doit exister qu’un seul héros (Герой должен быть один) et Ulysse, fils de Laërte (Одиссей, сын Лаэрта) qui embrassent la réalité de la Grèce ancienne depuis la naissance d’Héracles jusqu’au retour d’Ulysse dans son foyer.

Il y a aussi dans d’autres de nos livres des passages avec des allusions épiques.

RF: Le motif de la main coupée remplacée par une prothèse métallique, et celui des armes dotées d’âme se retrouve chez les Celtes, en Irlande ancienne. Pourtant, ce sont deux motifs qui ont aussi été employés par un autre grand auteur de Fantasy, Michael Moorcock. Laquelle de ces deux sources est à l’origine de La Voie de l’épée?

HLO: En effet, le motif des armes qui sont douées de volonté et de raison s’observe dans les légendes de plusieurs peuples: non seulement chez les Celtes et les Irlandais mentionnés par vous mais aussi chez les Arabes, les Japonais, les Germains… Depuis des siècles, il était d’usage de donner des noms propres aux épées remarquables et on traitait vraiment ces armes comme des êtres humains.

En effet, ce paradoxe – l’animation et l’esthétisme des armes, malgré leur prédestination à verser le sang – nous a amenés à l’idée d’une utopie féodale, d’un monde où toutes les armes sont animées et douées de raison. De plus, ces armes considéreraient les gens comme leurs suppléments déraisonnables. Cela ne serait pas une « dérogation » mais une civilisation entière d’armes blanches qui n’accepterait pas de violence.

Cela nous a permit de parler avec le lecteur de l’agression comme partie intégrante de la mentalité de l’homme, et des moyens de son élimination ou de son domptage; ou encore de sa transformation en force créatrice, en art. C’est en effet notamment de cela que s’occupent tous les véritables arts de combat – auxquels, à propos, nous avons consacré trente années de notre vie, et dont nous continuons de nous occuper encore maintenant. Nous voulions écrire un livre sur le métier et l’art, sur le conflit des cultures et les valeurs de la vie…

Mais sur le sujet de la main artificielle « vivante », nous étions plutôt influencés par le récit de Jean Ray, La Main de Goetz von Berlichingen, qui nous avions lu durant notre jeunesse précoce dans un des recueils de l’imaginaire. Il y avait un tel chevalier avec une main de fer animée…

RF: Le monde de Kabir, est-ce un monde parallèle au notre, ou bien une métaphore du notre?

HLO: Il s’agit plutôt de notre monde avec une histoire et une géographie alternatives. Regardez la carte de l’Europe et l’Asie réelles, « rétrécissez »-la une fois à une et demi, focalisez autour d’un centre se trouvant approximativement sur le territoire de l’Iran. Et maintenant repartez en arrière de quelques siècles. Modifiez une série de noms géographiques, échangez-les contre d’autres (mais apparenté du point de vue étymologique et linguistique. Ajoutez un élément fantastique : l’existence parallèle de deux civilisations – celle des gens et celle des armes blanches raisonnables. Finalement vous obtiendrez le monde de Kabir. Kabir elle-même est Khoresm; Meilan est la Chine et Shoulma, la Mongolie. Et cetera.

RF: Le polémiste chrétien du 5e siècle Salvien (Salvianus) disait que les Barbares étaient un bienfait pour l’Empire romain, trop sûr de lui-même et surtout aux moeurs trop perverties. Il écrivait même: « les méchants croient voir un bien dans le mal qu’ils font ». Est-ce ce genre de pensée qui vous a animés dans l’élaboration des rapports entre Shoulma la sauvage et Kabir la civilisée?

HLO: L’idée est proche, mais dans notre livre l’affaire ne se passe pas tout à fait ainsi. En effet, ça n’est pas Shoulma la sauvage qui est venu à Kabir la civilisée. Si se vous vous rappelez, une certaine femme est venue à Shoulma de Kabir. Elle et son épée ont réussi à outrepasser en eux-même l’interdiction de tuer vieille de plusieurs siècles. Au final, en surpassant les Shoulmouces en affaires militaires et n’étant pas lié par l’interdiction de tuer, cette paire fut mise à la tête des hordes nomades, jusqu’à aller les conduire à la conquête de Kabir. Ce ne sont pas ces barbares-nomades qui ont attaqué Kabir. Ils y étaient poussés par des personnes originaires de Kabir. Avec pour but de ranimer à Kabir le savoir-faire oublié de l’usage primordial des armes – c’est-à-dire tuer. Ainsi, on a voulu, par la force, « combler » Kabir « de bienfaits ». Naturellement, rien de bon n’est sorti de cela. Au total les habitants de Kabir ont appris à tuer, en effet, mais cela a mis fin à l’utopie féodale. A la fin du roman, l’équilibre du monde est détruit par la poudre et l’arme à feu – créés là encore à Kabir. Qui est venu à qui est une encore grande question. Il nous arrive souvent, à nous-mêmes, de poser une mine sous nos murs personnels.

RF: A partir de quel moment peut-on considérer qu’une action est violente ou bien très dure ?

HLO: Il y a un proverbe, semble-t-il français qui dit : « Ma liberté d’agiter les poings s’achève auprès du bout de votre nez ». C’est littéralement la réponse à votre question. Quand elles sont issues d’une volonté agressive seulement extérieurement les actions n’apportent à quelqu’un aucun dommage réel – physique, psychique, patrimonial, social. Mais dès que cette limite est franchie commence la violence. Au final, la partie éprouvée reçoit un droit moral et juridique à la résistance. Cela se rapporte aux gens distincts, aussi aux États tout entiers. Mais d’autre part, il s’agit-là d’une spirale sans fin, et l’humanité balance tout le temps à la frontière de l’accident. La cruauté sans violence est impossible. Peut-être, la cruauté est-elle une forme intrinsèque de la violence. Ca n’est pas pour rien si dans la langue russe ce mot a la même racine que le mot « rigidité ».

RF: Quelle est votre opinion sur la peine de mort? De même, est-ce qu’une menace de guerre peut apporter un bienfait?

HLO: Quand nous regardons à la télé le passage en justice d’un maniaque, d’un assassin en série qui a ôté la vie à plusieurs personnes – parfois on peut regretter que la peine de mort ait été supprimée chez nous et dans plusieurs autres pays. Mais nous comprenons que c’est là une réaction purement émotionnelle. En effet, il y a des erreurs judiciaires. S’il se révèle au final que la personne était innocente, si elle a été condamnée à une peine de longue durée ou à la réclusion à perpétuité, on peut la remettre en liberté et restaurer la justice. Mais si elle est mise à mort, tu ne pourras plus la ramener à la vie. C’est pourquoi, en général, nous trouvons que la suppression de la peine de mort est une décision juste. La réclusion à vie, sans droit de la révision de l’arrêt, est une punition assez sévère pour les monstres.

Au sujet du profit qu’on peut tirer d’une menace de guerre… De cette menace le profit peut arriver. De la guerre elle-même, c’est peu probable. Oui, dans quelque situation concrète locale, la compréhension de ce que la partie adverse peut entamer des hostilités à grande échelle, est un facteur de modération. Mais dans l’ensemble, à l’échelle mondiale et historique, la menace de guerre, à notre avis, influence négativement les relations entre les pays, la confiance entre les gens, le climat psychologique global sur la planète. On tire beaucoup plus de dommages d’une menace de la guerre que de profit.