Une controverse critique en 1907-1908: Eugène Séménoff contre Valéri Brioussov et Zinaida Hippius

La réédition sur ce blog de l’article de Valéri Brioussov, suivi du long commentaire de Jean-Paul Bourdon, nous ont donné l’idée de ressortir une série d’articles et de lettres publiés en 1907 et 1908 dans le Mercure de France, concernant la littérature russe du début du siècle. Nous en ferons une sorte de feuilleton, à raison d’un article par jour, pendant une semaine.

Eugène Séménoff (en russe, Evguéni Semenov, pseudonyme de Solomon Kogan) est un journaliste, activiste politique et critique littéraire né dans la région d’Odessa en 1861. Il s’exile en raison de ses idées pacifistes et démocratique, passe par Genève puis s’installe en France, où il publie divers ouvrage et devient chroniqueur littéraire pour le Mercure de France. En 1907, il retourne en Russie, mais parvient à maintenir sa chronique. En 1917, il est mêlé à l’affaire des « documents Sisson »: un de ses confrères, qui n’est autre que Ferdynand Ossendowski, lui transmets des documents qui font de Trotski et de Lénine des agents allemands. Séménoff les publie, puis se les fait acheter, pour 25000 dollars, par l’Américain Edgar Sisson. Ces documents s’avèreront être des faux. En 1921, Séménoff repart en exil, à nouveau en France, où il meurt en 1944.

C’est suite à son premier retour en Russie, en 1907, qu’il publie un article de sa chronique, par lequel l’affaire va commencer. Le voici donc…

NB: cet article, comme tous les autres, ayant été rédigé directement en français, nous n’avons pas modifié les translittérations des noms propres, même si elles sont parfois fluctuantes.

E. Séménoff

Lettres russes

Mercure de France, 1907

Dans cette chronique que j’écris de Saint-Pétersbourg, où je me trouve après une absence involontaire d’un quart de siècle, j’aurais voulu parler de mes impressions personnelles. Le froid, la neige et les glaces qui recouvrent encore la Néva immédiatement affrontés après la chaleur, le soleil et le renouveau printaniers de Paris ; un pays que j’ai quitté dans un silence de mort et que je retrouve retentissant des discours enflammés de la Douma; une littérature qui était le domaine de quelques privilégiés et qui est devenue quasi universelle, étendant son empire sur toutes les choses, sur tous les phénomènes de la vie sociale. Que d’impressions, que de comparaisons, que de constatations à faire ! Mais la place est restreinte, les pages sont comptées et il faut se borner à ce que je trouve de nouveau, d’inédit dans la littérature russe, et cela non seulement au point de vue des noms d’auteurs ou de leurs oeuvres, mais surtout des nouvelles tendances, des nouveaux courants dans la littérature russe. À distance on suit les revues, on lit les oeuvres, on est fidèle aux Samedis littéraires, aux revues du mois des fins et délicats critiques, tels que Gornfeld, Iakoubovitch, Nevédomsky, etc. ; mais on est toujours tant soit peu en retard. Ici, sur place, c’est autre chose : on lit de même, mais, en plus, on voit et on entend en fréquentant – je ne dirai pas, et pour cause ! les cabarets libraires, – mais les soirées littéraires, soirées de discussion, d’affirmations nouvelles, de lectures inédites, de polémiques courtoises, mais passionnées, chaleureuses, et souvent révélatrices, pour un nouveau venu surtout.
C’est ainsi qu’à peine arrivé à Saint-Pétersbourg je suis tombé en plein champ de bataille : guerre civile dans le camp des décadents et symbolistes, représentés par la revue la Balance dont j’ai eu déjà l’occasion de parler, entrée en ligne d’une petite phalange de jeunes qui s’intitulent ou qu’on intitule anarchistes mystiques; cliquetis d’armes, bruits de guerre – heureusement de papier et d’encre – pour ou contre la littérature érotique qui vient de faire ici son apparition bruyante, pour ne pas dire scandaleuse. C’est de cette dernière que je vais parler aujourd’hui, quitte à revenir dans mes chroniques suivantes aux autres nouveautés de la littérature russe contemporaine.
La littérature russe, réaliste depuis presque un siècle, n’a jamais connu d’excès dans le sens même du naturalisme, n’a encore moins jamais penché aux descriptions érotiques, cette pierre d’achoppement pour l’art, comme la question sexuelle l’est pour la morale. Est-ce à dire que la littérature russe ait été ou soit pudique, bégueule ou hypocrite ? Que non pas. Le réalisme de Gogol, de Dostoievsky, de Tolstoy et même du délicat Tourgueneff témoigne assez pour elle, pour sa santé, pour sa maturité pleine et entière. Mais, comme l’a fort bien dit Tourguéneff, « une statue n’est jamais nue », l’art n’est jamais pornographique. Autrement pensent, conçoivent et procèdent tout un groupe de jeunes non dépourvus cependant de talent, tels que Arzybacheff avec sa Vie Humaine, Sanine, Ombres matinales, la Mort de Landé ; Kamensky avec son Diplôme, Quatre, etc.
Leurs descriptions érotiques ne sont pas des incidents dans leurs récits, ils s’y plaisent, ils en font le principal thème, le leit-motif de leur oeuvre, le trait caractéristique de leur action littéraire. On peut goûter au point de vue artistique toutes les comparaisons entre les nudités d’un corps de femme et celles d’une statue, mais q’y a-t-il de commun entre l’art et les descriptions des mains qui retirent la chemise de dessus les « jambes et le ventre »… (La Vie Humaine, Arzybacheff) ou du rêve de l’officier Zaroudine (même auteur) avec sa « nuance de méchante satisfaction du fait que cette jeune fille pure, intelligente et lettrée, sera étendue sous lui, comme n’importe quelle autre, et qu’il fera avec elle ce qu’il voudra tout comme avec d’autres… » Des scènes comme celles où tout « nage autour dans un chaos brûlant et terrible de jouissance et de souffrance », où des jambes nues « tremblent avec impudence et souffrance de l’attouchement des mains qui les découvrent » (Ombres matinales)… « Le corps mou et élastique tremble et se serre contre lui, résigné et exigeant »… (La Mort de Landé) « et soudain tout disparut, excepté eux deux et le bonheur complet de deux corps enlacés, fort et tendre, grand et petit, ferme et souple, enveloppant l’un l’autre d’une chaleur doucement accablante et d’un brouillard épais et chaud. Des yeux clairs énormes, devenus soudain noirs comme l’abimé; les cheveux soudain tombés en onde épaisse, et deux bras tremblants demeurèrent seuls devant Poutchaieff, et une jouissance aiguë, heureuse comme un songe embrassant tout, leur devient commune » (Vie Humaine)
Je n’ai pas besoin d’aller plus loin dans la description exclusivement utilitaire, sexuelle des seins et autres parties du corps féminin, des odeurs féminines, etc. Je citerai encore une scène qui hurle avec et contre toutes les traditions de la littérature russe.C’est toujours dans la Vie Humaine. Deux jeunes gens s’aiment; mais la jeunesse et la pureté se dressent entre eux et les retiennent. La description en est belle et conforme aux moeurs russes du milieu universitaire. Surviennent les journées de la révolte des navires de guerre de la Mer Noire; la jeune folle croit que l’aimé, l’étudiant Koutchaieff, est tué. Mais il n’est pas tué, il arrive, et la joie des jeunes gens ne s’exprime que par le silence avec lequel ils passent tous les deux immédiatement dans sa chambre à elle où tout… est bientôt consommé (v. plus haut). « Il sembla ensuite étrange à Koutchaieff de se rappeler qu’ils ne se sont pas dit un mot, et tout fut consommé »…
Alors vous voici cuirassés contre tout ce que les auteurs érotiques vous font lire. M. Kamensky, dans sa Léda, présente son héroïne simplement recevant ses amis toute nue, portant seulement des pantoufles d’or. Elle a beau parler et se répandre en dissertations sur un beau corps jeune qui n’a pas besoin de poursuivre des visées de débauche et de dépravation, que la « basse curiosité » n’a rien à voir dans le « grand mystère » et le « culte sacré ». Elle reste toujours nue et excitante et pénètre son interlocuteur et demeure pénétrée elle-même d’un désir, d’un rut tout bestial. M. Kozmine n’en reste plus là et dans ses Ailes raconte comment son jeune héros se sent des ailes d’aspirations idéalistes depuis qu’il vit – comment dire ? – maritalement avec un homme ! De même Mme Zinovieff Annibal raconte avec des détails plus que suggestifs, dans son livre intitulé Trente trois monstres et que la justice à la mauvaise idée de poursuivre, les amours de deux femmes.
Vous êtes déjà assez dégoûtés de cette marée montante d’érotisme lorsqu’arrive M. Kamensky, déjà nommé, qui vous secoue par son Quatre. Les quatre sont quatre femmes que l’officier de la garde Nagoursky pendant son voyage rencontre en deux jours et prend successivement l’une après l’autre, bien qu’inconnues de lui et qu’il fût inconnu d’elles. Des détails physiologiques tant que vous voulez psychologie, vraisemblance, art – néant. Il n’en faut pas d’ailleurs. L’érotisme suffit.
C’est une littérature spéciale, j’allais dire professionnelle, technique. Mais je m’en retiens. Le bruit que ce genre littéraire fait actuellement dans notre République des Lettres ; un certain talent dont les auteurs cités ne sont pas dépourvus ; le temps extraordinaire de tumulte et de transition où nous vivons ; en un mot tout ce qu’une époque révolutionnaire présente de temporaire, de passager, me fait un devoir non seulement de signaler à mes lecteurs ce phénomène de la littérature russe contemporaine, mais aussi d’en parler avec mesure, sans exagérer le mal, ni trop crier au péril que, dans d’antres conditions, présenterait une avalanche pareille d’érotisme souvent sadique, ainsi que les lecteurs ont pu s’en convaincre par les indications que j’ai données dans cette chronique. Ce courant érotique dans la littérature russe, je le répète, est passager, comme sont passagers tous les malheurs du moment que nous traversons en Russie.
C’est preuve qu’on recherche douloureusement et avec angoisse de nouvelles voies, manifestation que nous n’observons pas qu’en Russie. C’est sérieux, mais non tragique.
Memento. – Très symbolique et nouveau genre la Vie d’Homme, de Léonide Andreieff. Vivante, entraînante la nouvelle pièce du prince V. Bariatinsky, le Comptoir de Bonheur, présentée par la troupe de Mme Iavorskaïa une seule fois à Saint-Pétersbourg, entre deux trains qui emportent la troupe et la pièce à travers toutes les grandes villes de province. Signalons encore les deux premières livraisons des Flambeaux (Fakely) de la nouvelle école littéraire, anarchiste-mystique, dont le jeune G. Tchoulkoff est le chef. Nous aurons d’ailleurs l’occasion d’en parler encore. Signalons aussi la pièce d’un jeune écrivain qui fait beaucoup parler de lui : Dieu de Vengeance, par M. Cholom Ach.

 

Une réflexion au sujet de « Une controverse critique en 1907-1908: Eugène Séménoff contre Valéri Brioussov et Zinaida Hippius »

  1. Merci beaucoup pour vos efforts de traduction, c’est tres apprécié: je cherchais précisément cet article et fut dévasté de ne pas le trouver sur Gallica – quel bonheur de voir que la période a d’autres adeptes, industrieux qui plus est!

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