Valeri Brioussov n’a à notre connaissance par été traduit en français de son vivant. Il est pourtant régulièrement cité dans la presse d’alors comme un auteur, poète et critique important. Cette dernière activité aura été d’ailleurs fondamentale pour la littérature du tournant du siècle, car Brioussov aura aidé à faire émerger toute une série d’auteurs importants.
Parmi les rares écrits qu’on connaît de lui dans la presse française, se trouve un cours article publié en 1905 et consacré à un bref panorama de la littérature russe contemporaine. Nous le reproduisons ici en intégralité. Du fait qu’il a probablement été rédigé directement en français (une langue que Brioussov maîtrisait parfaitement), nous avons fait le choix de respecter les translittérations, parfois étonnantes, des noms propres.
Lettre sur la littérature russe par Valère Brussov
Première parution : Le Beffroi, 1905.
Après l’épanouissement du roman qui, vers 1860 et 1870, fut représenté par Dostoïevsky, par Tourguénieff et par Tolstoy, la littérature russe tomba en déchéance. Pas un talent vraiment remarquable (excepté toutefois Vsevolode Garchine, mort tout jeune) n’a paru pendant ce temps. Mais les dernières années du siècle passé furent pour les lettres russes une époque de renouveau.
Le mouvement le plus connu à l’étranger est celui auquel se rattache le nom de Maxime Gorky. Ses œuvres eurent un grand succès en Allemagne et parurent également dans quelques éditions françaises (entre autres dans celles du « Mercure de France »). Gorky est incontestablement un talent original ; on rencontre dans ses récits des types surprenants, mais il lui manque la profondeur de perception et la largeur des horizons. Le succès dont jouissent ses œuvres est exclusivement dû au milieu qu’elles dépeignent. Mais les mêmes types, à se répéter toujours dans ses livres, finissent par fatiguer. Son procédé est purement romantique, et ce romantisme est parfois de mauvais goût. Ce dernier temps, ayant abandonné la nouvelle, Gorky s’est livré au théâtre. Son chef-d’oeuvre dramatique, Les Bas Fonds, n’est qu’une série de scènes dialoguées tirées de ses romans. Quant à son drame, Les Habitants des Villas, il ne s’élève pas au-dessus de la médiocrité. L’Homme, un poème en prose, paru l’automne dernier, est un assemblage d’exclamations de rhétorique, un pêle-mêle d’idées mal comprises de Nietzsche et de Carlile.
Une beaucoup plus grande portée artistique peut être attribuée au talent de Léonidas Andréïeff, rangé dans le groupe de Gorky. Il doit être considéré, depuis la mort prématurée d’Antoine Tchékoff, comme le plus remarquable nouvelliste russe. Ses pages sinistres, au langage suggestif et exceptionnel, éveillent les questions sombres et compliquées de la psychologie humaine. Par quelques côtés de son talent il s’approche du génie d’Edgar Poë, tout en conservant une âme purement russe. Son chef-d’oeuvre est un récit publié en l’automne de 1904 sous le titre de La Vie du Père Tivéisky. C’est l’histoire d’un pauvre prêtre de village qui, après avoir eu la foi naïve en la justice de Dieu, est conduit à tous les doutes par toutes sortes de malheurs et de misères. Dans un élan de demi-extase et de demi-désespoir, le pauvre prêtre adresse à un mort les paroles mêmes de Jésus-Christ : « C’est moi qui te le dis, lève-toi ! » Le miracle ne s’accomplit pas ; le cadavre reste immobile. Le prêtre succombe à une violente commotion et meurt. C’est cette éternelle question que l’auteur pose encore une fois par : Comment Dieu peut-il exister s’il y a la mort ? – Il y a peu de jours, a paru un nouveau récit de L. Andréïeff, Le Rire Rouge, où il a tenté de dépeindre toute la folie de la guerre. On trouve dans ces pages des scènes troublantes, cependant Andréïeff n’a pas réussi à esquisser un tableau épique : il est trop psychologue pour cela.
Au même groupe appartiennent encore I. Bounine, E. Tchirikoff, S. Naïdénoff, S. Iouchkévitch, etc., mais leur talent est considérablement inférieur à celui de Gorky et d’Andréïeff.
Un cercle moins connu à l’étranger est représenté par des écrivains qui appartiennent à un mouvement d’idées analogue à celui qu’on appelait en France « la décadence » et « le symbolisme ». Les poètes de ce groupement se divisent en deux écoles.
La première, c’est l’ancienne génération qui s’était jointe déjà, vers 1890, aux groupements littéraires de l’Occident. Peu à peu ceux-là ont passé des questions purement esthétiques aux questions presque exclusivement mystiques et religieuses. Les prêcheurs des idées de Nietzsche et d’O. Wilde se mirent à enseigner un christianisme renouvelé, une église nouvelle qui remplacerait le catholicisme, le schisme et le protestantisme. Cette église nouvelle, celle de St-Jean, s’efforce de joindre les principes de l’humilité chrétienne à celle de l’individualisme païen, les idéaux du christianisme à ceux du dionysisme. Des réunions philosophico-religieuses organisées dans le but de propager ces idées attirèrent un grand nombre d’auditeurs parmi le clergé et les cercles de la haute société de Saint-Pétersbourg. L’organe de ce groupe fut La Voie nouvelle, une excellente revue mensuelle qui, malheureusement, a cessé de paraître cette année. Les personnes qui ont pris une part très active à cette publication sont Mme Zénaïde Guippius, MM. D. Mérejkovsky, N. Minsky et V. Rosanoff.
L’âme de ce mouvement fut, il faut le reconnaître, D. Mérejkovsky. Ses études sur L. Tolstoy et sur Dostoïévsky et ses deux romans : Julien l’Apostat et Léonardo da Vinci sont traduits en langue française, anglaise, allemande, italienne et autres. Toute la philosophie de ses doctrines est exposée dans ces œuvres. Dans son dernier roman, Pierre et Alexis, qui est en cours de publication, Mérejkovsky démontre une fois de plus la lutte des deux principes universels. Pierre est, dans cette histoire, un représentant du paganisme, et son fils Alexis, du christianisme. La lutte du père et du fils est figurée comme une antithèse éternelle du Christ et de l’Antichrist. Il y a de belles pages dans ce livre, la caractéristique de Pierre est brillante, mais une trop grande érudition et une partialité évidente nuisent à l’impression qui s’en dégage.
Un peu plus tard que le groupement de La Voie Nouvelle, se leva à la défense des nouveaux principes de l’art la seconde génération de poètes qui restèrent toujours fidèles aux principes exclusivement esthétiques. À l’heure actuelle, ces écrivains sont groupés autour de deux librairies : « Le Scorpion » et « Le Griffon » et aussi autour de la revue La Balance. La plupart de ces poètes sont influencés par Verlaine, par Mallarmé, par Verhaeren, par Maeterlinck…
Le plus remarquable d’entre eux est un poète lyrique : Constantin Balmont. Quelques traductions de ses poésies ont paru dans La Plume. Par la puissance de son talent il est un des plus grands poètes russes ; ses chants tendres et mélodieux ont entièrement transformé le vers russe, en le dotant d’une sonorité tout à fait neuve. Il vient de paraître un nouveau recueil de vers de C. Balmont : La Liturgie de la Beauté ; l’auteur y chante en hymnes passionnés les éléments : le feu, l’eau, l’air, la terre… De tous les poètes du monde, Balmont rappelle le mieux Shelley, aussi a-t-il admirablement réussi à traduire son œuvre complète. En outre, possédant une vaste connaissance des langues, M. Balmont a donné aux lecteurs russes des traductions d’Edgar Poë, des meilleurs drames de Calderon et toute une série de pièces de Hauptmann, Ibsen et Maeterlinck.
Un phénomène tout à fait original dans la littérature russe contemporaine est M. André Bjély (un pseudonyme). Quoique très lié au cercle du « Scorpion » il est entièrement adonné aux recherches mystico-religieuses qui le rapprochent du groupement de « La Voie Nouvelle ». Jeune encore, il a devant lui tout un grand avenir. Son dernier livre intitulé Le Renouvellement représente une symphonie, genre tout-à-fait extraordinaire, quoique chose de neutre entre le récit et la poésie en prose, entre les visions d’un halluciné et la simple description de la réalité. Le réel et l’irréel se côtoient dans cet ouvrage étrange et, des détails les plus familiers de la vie, l’auteur y fait découler des causes mystiques et mystérieuses.
Parmi les autres œuvres récentes de la jeune littérature il faut citer Les Vers à la Belle Dame, par A. Block, – des hymnes à une « Dame » mystique ; un recueil de poésies lyriques, La Translucidité, par Venceslas Ivanoff, poète remarquable par la vérité de ses images et l’originalité de son style sagement paré de néologismes sur Dionysos – dieu de l’immortalité dans la croyance des Grecs – La Religion hellénique du dieu souffrant. Nommons encore Le Livre des Contes, par T. Sologoub, un recueil de petites paraboles très spirituelles et irréprochables de forme.
Il faut remarquer cependant que la malheureuse guerre et les désordres intérieurs, menaçant de prendre les proportions d’une révolution, ont pendant toute l’année enrayé la vie naturelle de la littérature. Le public a perdu le goût des éditions artistiques ; le commerce des livres a baissé. Seule, la vente des journaux quotidiens s’agrandit sensiblement, le tirage de quelques-uns d’entre eux a atteint le nombre de 160.000 – chose inouïe en Russie.