Les XVIIe et XVIIIe siècles, en littérature russe, offrent des spécimens de croisement entre la littérature populaire et la littérature orale assez étonnants. Il s’agit le plus souvent de contes, qui nous ont été conservés soit par des imprimés (voir le Conte ancien sur le juge Chemiaka), soit par des manuscrits. Nous avons déjà utilisé cette deuxième catégorie pour publier deux contes sur Ilya Mouromets. Mais il ne s’agit pas que de bylines mises en prose : il y a aussi des contes satiriques, parfois anticléricaux.
Ces textes ont été pour l’essentiel publiés à l’époque soviétique, et il se peut qu’un jour, nous puissions en tirer un recueil. C’est là un de nos vieux souhaits, mais cela demanderait cependant beaucoup de temps et d’efforts pour traduire ces récits dont la langue est évidemment vieillie.
En attendant, nous vous en proposons ci-dessous un exemple, avec le Récit sur un ivrogne (Skazanie o bražnike). On connaît de celui-ci plusieurs variantes. Nous avons suivi celle éditée par V. P. Adrianova-Perets dans son article « Iz istorii teksta antiklerikal’nyx satir (‛Skazanie o bražnike’ i ‛Skazanie o pope Save’ », Trudy Otdela drevnerusskoj literatury, 1957, Akademija nauk SSSR, T. 13, p. 498-499. Mais on pourra trouver d’autres versions sous le titre de Povest’ o bražnike, publiées par exemple par V. P. Adrianova-Perets, Russkaja demokratičeskaja satira XVII veka, 1977, Moscou, Izdatel’stvo « Nauka » (avec commentaires) et par A. Afanassiev, Narodnye russkie legendy, 1859.
Les russisants pourront lire à son sujet une étude dotée d’une bibliographie assez complète ici.
Pour cette traduction, nous avons adopté une façon de faire quasi juxtalinéaire, de manière à montrer le style tout particulier de ces contes, à la limite de l’oralité.
Récit sur un ivrogne
Сказание о бражнике
Texte satirique du XVIIe siècle
Il était une fois un ivrogne qui buvait beaucoup, et à chaque godet, à chaque repas il célébrait Dieu. Par le mandement de Dieu, un ange vint chez lui, prit son âme, la déposa à côté des portes de l’honorable paradis et partit.
Alors, l’ivrogne commença à vadrouiller à côté des portes de l’honorable paradis. L’apôtre Pierre vint et lui dit : « Qui vadrouille à côté des portes de l’honorable paradis ? » L’ivrogne lui répondit : « Je suis un ivrogne, je veux être avec vous, au paradis ». Et l’apôtre Pierre lui répondit : « Les ivrognes n’ont pas le droit d’y entrer, on n’installe pas les ivrognes au paradis, le martyre éternel est destiné aux ivrognes ». Alors, l’ivrogne lui répondit : « Mais qui es-tu, seigneur ? J’entends ta voix mais je ne connais pas ton nom ». Pierre lui répondit : « Je suis Pierre, l’apôtre primordial. Dieu m’a confié la clé de l’honorable paradis ». Alors, l’ivrogne lui répondit : « Seigneur Pierre, est-ce que tu te souviens quand, pendant la crucifixion de Christ, tu l’as renié ? Ce sont tes larmes qui t’ont aidé, sinon, tu ne serais pas au paradis, c’est pourquoi Dieu t’a donné la clé de l’honorable paradis. Et moi, chrétien orthodoxe, pourquoi tu ne me laisses pas passer au paradis ? Moi, ivrogne, je buvais de bonne heure, et à chaque godet je célébrais Dieu ». Pierre, humilié, s’en alla.
L’ivrogne recommença à vadrouiller à côté des portes de l’honorable paradis. L’apôtre supérieur Paul vint et lui dit : « Qui vadrouille à côté des portes de l’honorable paradis ? ». L’ivrogne répondit : « Je suis un ivrogne, je veux être avec vous, au paradis ». Paul lui répondit : « Les ivrognes n’ont pas le droit d’entrer au paradis, le martyre éternel est destiné aux ivrognes ». Alors l’ivrogne répondit : « Mais tu es qui, seigneur ? J’entends ta voix mais je ne connais pas ton nom ». Paul lui répondit : « Je suis Paul, l’apôtre supérieur, j’ai ressuscité la terre paisible ». L’ivrogne lui répondit : « Seigneur Paul, tu te souviens quand Dieu t’a donné le droit de convertir les croyants au Christ, et que tu as tué le diacre Stéphane avec une pierre ? Et maintenant, pourquoi tu es au paradis, et moi, chrétien orthodoxe, pourquoi tu ne me laisses pas passer au paradis ? Je buvais toujours, de bonne heure, et à chaque godet je célébrais Dieu ». Paul, humilié, s’en alla.
L’ivrogne recommença à vadrouiller à côté des portes de l’honorable paradis. Le roi David vint vers les portes et dit : « Qui vadrouille à côté des portes du paradis honorable ? » L’ivrogne lui répondit : « Je suis un ivrogne, je veux être avec vous, au paradis ». Le roi David dit : « Dieu ne se dérangera pas, et tu n’es pas prêt au règne éternel, mais le martyre éternel t’est destiné. Va-t’en, homme ». Alors, l’ivrogne dit : « Mais qui es-tu, seigneur ? J’entends ta voix mais je ne connais pas ton nom ». Le roi David lui dit : « Je suis le roi David ». Alors, l’ivrogne lui répondit : « Tu te souviens quand tu as envoyé ton serviteur au service, que tu as ordonné de le tuer, et que tu as mis sa femme dans ton lit ? Pourquoi, donc, tu es au paradis ? Et moi, l’ivrogne, je buvais toujours, de bonne heure, et à chaque godet je célébrais Dieu, et toi, l’adultère et le meurtrier, pourquoi, donc, tu es au paradis, et moi, chrétien orthodoxe, pourquoi tu ne me laisses pas passer au paradis ? ». Le roi David s’étonna à cette réponse sage, et humilié, s’en alla.
L’ivrogne recommença à vadrouiller à côté des portes de l’honorable paradis. Le roi Salomon vint vers les portes et dit : « Qui vadrouille à côté des portes de l’honorable paradis ? » L’ivrogne lui répondit : « Je suis un ivrogne, je veux être avec vous, au paradis ». Et le roi Salomon dit : « Va-t’en, homme, les ivrognes n’ont pas le droit d’entrer au paradis, le martyre éternel est destiné aux ivrognes. Celui qui ne vit pas selon les commandements de Dieu n’a pas le droit d’entrer au paradis ». Alors, l’ivrogne répondit : « Mais qui es-tu, seigneur ? J’entends ta voix mais je ne connais pas ton nom ». Et le roi Salomon lui répondit : « Je suis le roi Salomon, j’ai construit l’église à Jérusalem, le saint des saints ». L’ivrogne lui dit : « Tu te souviens, quand ton serviteur [reprise du discours à David, répété par erreur] comment Dieu t’as fait sortir de la bouche de Baal, et c’est à cause de David, son esclave, qu’il ne t’a pas extirpé de l’enfer, et de plus, une phrase que tu as prononcé t’a aidé : mon Dieu, n’oublie pas ces pauvres jusqu’à la fin. C’est pourquoi tu es sorti de la bouche de Baal. Et moi, ivrogne, je buvais, et à chaque godet je célébrais Dieu, et en dehors de Dieu je ne célébrais personne ». Et l’ivrogne continua : « Dieu de miséricorde, comme tu es avare envers les hommes. Ces pécheurs, tu les as laissés entrer au paradis tout de suite, et moi, chrétien orthodoxe, pourquoi tu ne me laisses pas entrer au paradis ? » Salomon s’étonna de cette réponse sage, et humilié, s’en alla.
L’ivrogne recommença à vadrouiller à côté des portes de l’honorable paradis honorable. Et saint Nicolas vint vers les portes et dit : « Qui vadrouille à côté des portes de l’honorable paradis ? » L’ivrogne lui répondit : « Je suis un ivrogne, je veux être avec vous, au paradis ». Saint Nicolas lui répondit : « On n’installe pas des ivrognes ici, le martyre éternel est destiné aux ivrognes ». Alors, l’ivrogne lui répondit : « Mais qui es-tu, seigneur ? J’entends ta voix mais je ne connais pas ton nom ». Nicolas le thaumaturge lui dit : « Je suis saint Nicolas ». L’ivrogne lui répondit : « Tu te souviens quand lors du septième concile, des ecclésiastiques accusaient des hérétiques, et que tu as porté la main sur les hérétiques ? Il ne convient pas aux saints d’être impertinents. Tu as exigé des offrandes des chrétiens orthodoxes : du doux kanoun1. Et maintenant tu es au paradis, et moi, chrétien orthodoxe, pourquoi tu ne me laisses pas passer au paradis ? » Saint Nicolas s’étonna à cette réponse sage et, humilié, s’en alla.
L’ivrogne recommença à vadrouiller à côté des portes de l’honorable paradis. Jean l’Évangéliste vint vers les portes et dit : « Qui vadrouille à côté des portes de l’honorable paradis ? » L’ivrogne lui répondit : « Je suis un ivrogne, je veux être avec vous, au paradis ». Alors, Jean l’Évangéliste lui répondit : « J’ai écrit dans l’Évangile que les ivrognes ne laisseraient pas de traces dans le royaume de Dieu ». L’ivrogne dit : « Mais tu es qui, seigneur ? J’entends ta voix mais je ne connais pas ton nom ». Jean l’Évangéliste répondit : « Je suis Jean l’Évangéliste, l’ami du Christ, j’ai écrit l’Évangile comme saint Luc et saint Marc sur le Dieu unique ». Alors, l’ivrogne dit : « Jean l’Évangéliste, est-ce que tu te souviens quand Dieu vous a envoyé pour enseigner, prêcher, baptiser, pour que les chrétiens s’aiment les uns les autres et supportent les peines, et ainsi accomplissent la loi de Dieu ? ».
Et alors, Jean l’Évangéliste laissa passer l’ivrogne dans le paradis. L’ivrogne s’installa sur la meilleure place, et fut béni maintenant et pour les siècles des siècles. Amen.
1Boisson à base de farine de malt, sans houblon – NdT.