Nous écrivions dans notre préface aux Nouvelles Contemporaines de Nikolaï Lvov, que nous avons été dans l’impossibilité totale de retrouver les originaux en russe de ces textes, et qu’il était bien possible qu’au moins certains d’entre eux aient été rédigés directement en français.
Jean-Paul Bourdon nous a écrit quelques mots à ce sujet, qui vont dans le sens de cette dernière hypothèse :
«Il est certain que ces nouvelles ont été écrites directement en français par Nikolaï Lvov, ça se voit à tous les paragraphes, entre autres, grâce aux innombrables erreurs de vocabulaire et d’expressions qu’il emploie et aux mots qui n’existent pas en français. La note d’Alexandre Baschmakoff [signalant la publication en russe d’une des nouvelles] (p. 169) est peut-être même un artifice littéraire pour créer un effet de réalité.
Cette langue bizarre va surprendre énormément les Français de France, du moins ceux qui connaissent la littérature du XIXe siècle et du début du XXe siècle: c’est le français des Russes de Saint-Pétersbourg, comme nous avons celui des Belges, des Suisses et des Québécois. Cependant, Lvov maîtrise tellement naturellement la langue française par ailleurs que ces incongruités ne gênent pas la compréhension de l’ensemble.
Lvov emploie encore des mots français qui n’ont plus cours chez à cette époque, comme le verbe «mander» (p. 37) qu’on trouve à toutes les pages des lettres de Mme de Sévigné, «gripper le raton» (p. 16) et «tranchées», qui entraîne même un calembour (un peu scatologique) digne de l’almanach Vermot: «Et le premier obus qui creva à une centaine de pas de moi, me causa des tranchées qui n’avaient rien de commun avec celles de l’ennemi» (p. 117).
Il est certain aussi que Nikolaï Lvov (et tous les intellectuels qu’il fréquente) connaît parfaitement bien la France, sa géographie (plusieurs de ses régions et de ses villes), son histoire, sa langue (même s’il la charge perpétuellement de scories très bizarres), son mouvement intellectuel et même ses lois. Plusieurs nouvelles mettent en scène des personnages de Français ou se passent carrément en France. C’est un fait remarquable et ce n’est pas par hasard. Voici des détails qui montrent qu’il connaît parfaitement ce qui se passe en France :
• «C’est toujours lui qui […] rachetait les joyaux déposés chez la tante» (p. 74). Il aurait dû écrire «chez ma tante». Cette expression d’argot française est récente, elle est datée de 1823. Lvov la connaît. Pas mal, non?
• Il est aussi au courant de cette coutume française sur le flagrant délit d’adultère qui consiste à acquitter le mari qui tue sa femme s’il la surprend au plumard avec un autre (mais l’inverse n’est pas vrai). Lvov signale cette particularité p. 81 et 148.
• Lvov fait allusion par exemple aux francs-tireurs dans la nouvelle qui se passe pendant la Commune de Paris. Ce nouveau terme de «francs-tireurs» s’est répandu justement après la Commune de 1870 et à propos de ce soulèvement populaire. Un franc-tireur est un civil qui prend les armes et qui combat sans faire partie d’une armée. Attitude qui a scandalisé tous les militaires de l’époque. Dans un ouvrage paru presque aussitôt, Gobineau, triste sire anti-démocrate, anti-républicain, anti-peuple et théoricien raciste des races, a fustigé ces civils qu’il conseillait de fusiller sur place. Le franc-tireur, c’est la très grande angoisse des conservateurs à l’époque (si le peuple se soulève et s’arme, où va-t-on, ma brave dame?). L’auteur était parfaitement au courant de ce débat en France. Bravo Lvov!
• Lvov cite même l’opérette française nunuche Les Cloches de Corneville (1877) qui se passe en Normandie et où l’on chante, entre autres, «Vive le cidre de Normandie»! Imaginez Lvov écoutant ça à Pétersbourg…
Ce recueil de nouvelles illustre parfaitement les formidables relations entre la France et les écrivains et les intellectuels de Pétersbourg à cette époque.»
Jean-Paul Bourdon
3 juin 2015